L’or bleu ou la peur du gaz russe

In Les Échos le 04 10 2018

Il y a quelques années, au cours du Xème anniversaire du Club de Nice, les interrogations sur la géopolitique du gaz se concentraient sur le grand enjeu mondial de l’époque : Europe et Russie, qui est dépendant de qui ? L’Europe était-elle dépendante de la Russie à cause de ses importations de gaz russe à hauteur de 30 %, ou bien était-ce la Russie qui était dépendante de l’Europe à cause de ses 80 % d’exportations de gaz vers les consommateurs européens ? 

Production électrique allemande.
Production n’est pas égal à consommation, CF imports et exports

Depuis cet enjeu binaire, la bipolarité russo-européenne quasiment planifiée, déterminée et imperméable au monde est devenue obsolète, cédant la place à une dimension quantique. Le monde du gaz a changé : baisse de la production dans le Groningen et en Mer du Nord ; exploitation du gaz de schiste aux États-Unis et bientôt en Chine ; grand remplacement du charbon par le gaz aux USA, en Allemagne, en Europe Centrale et en Chine qui devient avec 7 % de la consommation mondiale de gaz le 4ème consommateur mondial derrière les États-Unis, la Russie et l’Europe à 27 ; exportation en Chine et en Inde de GNL russe, étatsunien, australien, qatari ; augmentation des importations japonaises pour cause d’arrêt temporaire du nucléaire ; diversification des signaux de prix adossés aux prix du pétrole vers des prix spot, etc.

Ces évènements gaziers intriqués les uns aux autres, ont chacun une logique propre, mais incertaine. Son décryptage dépend des natures changeantes des observateurs. La fécondité de l’imprévu excède de beaucoup nos imaginations, c’est la nouvelle géopolitique quantique du gaz.

Deus ex machina de cette anti-déterminisme gazier, le GNL ne représente actuellement que 10 % de la consommation mondiale de gaz. Cependant son futur rôle sera immense. En effet, lorsque le consommateur est à plus de 4000 km du producteur, le coût du GNL est plus élevé que celui du gazoduc. Mais ce point mort kilométrique baisse…

Côté production de GNL, dans quelques années, le quatuor de tête (Qatar, Australie, États-Unis et Russie) sera suivi de l’Afrique, du Canada et de l’Asie du Sud-Est.

Côté consommation, le Japon, encore le premier consommateur mondial de GNL, est rattrapé par la Chine au fur et à mesure qu’elle se « dé-charbonnise », les importations de la Corée du Sud, égales à celles de l’Europe, resteront stables tant qu’elle n’interviendra pas dans la rénovation du mix énergétique de Pyongyang. En 2030, cette Asie (Japon, Corée, Chine, sans compter l’Inde et l’Asie du Sud-Est) consommera près de 100 % de plus de GNL qu’en 2018 ; 55 % de cette consommation sera chinoise au lieu de 25 % en 2018. Pékin importera d’Australie 45 %, Qatar 11 %, Russie 7 %, Malaisie 7 %, puis d’Indonésie, PNG, États-Unis, Canada, etc.

Compte tenu des volumes, l’enjeu Chinois apparaît démesurément plus complexe que l’Européen. Cependant à l’inverse de la Chine, il n’est pas encore possible en Europe de compter sur une exploitation de gaz non conventionnel autochtone. Et, puisque l’Allemagne et l’Italie y sont les premiers clients (l’Angleterre « brexitée » jouera seule), au nord de l’Europe le gazoduc sous-marin Nord Stream 1 en fonction depuis 2011-2012 sera doublé par Nord Stream 2 et approvisionnera l’Allemagne et la France en direct ; le sud sera approvisionné par le gazoduc « Nabucco-South Stream-Turkish Stream » (on ne sait plus comment le nommer). Au centre le gazoduc terrestre Yamal approvisionne l’Autriche et l’Allemagne orientale.

Si ces quatre gazoducs augmentent l’approvisionnement européen d’environ 20 % par rapport au débit du vieux gazoduc terrestre soviétique Fraternité (celui-ci paye la fameuse redevance de transit à l’Ukraine), les géopolitologues du gaz en sont cependant effrayés.

La crainte est-elle économique ? Le contournement de l’Ukraine par les gazoducs au nord et au sud renverrait-il Fraternité au rebut ? Il pourrait être répondu que l’usage du charbon en Allemagne et en Europe Orientale doit baisser au profit du gaz, et sous cet angle de vue les volumes de Fraternité resteront indispensables.

La crainte est-elle politique ? Les deux flux d’exportation de gaz couperont-ils en deux la clientèle européenne : l’une à l’ouest de l’Europe l’autre à l’est ? La Russie jouera-t-elle deux diplomaties gazières européennes différentes, notamment vis-à-vis de l’Ukraine ? Un client n’est plus un bon client s’il ne paye pas. Par conséquent, lorsque le mur de Berlin s’effondra, si l’Europe et les États-Unis avaient promis de ne pas étendre l’Otan à l’est, la Russie aurait du promettre de ne pas s’intéresser à l’Ukraine. Inversement si l’Europe et les États-Unis n’avaient jamais promis de ne pas étendre l’Otan aux marches de la Russie, cette dernière n’aurait jamais promis de ne pas s’intéresser à l’Ukraine. Mais si l’engagement de l’OTAN a été de ne pas s’étendre à l’est, pourquoi y est-il présent? Au jeu du bluff, la roulette russe a des conséquences autres que celles du poker.

Depuis 50 ans la peur du gaz russe est un grand classique. Déguisée en inconscient individuel ou collectif, elle imprègne l’imaginaire géopolitique. Pourtant, l’importance des revenus du gaz n’est-elle pas si cruciale pour l’État Russe que les perturbations contractuelles y sont interdites? Autrement dit, pour les pays européens qui payent leurs factures, combien de fois les livraisons de gaz russe ont-elles failli en 50 ans ?

Quoi qu’il en soit, pour autant qu’aucune pitrerie telle une « guerre des métaux rares » ne soit écrite sur une « guerre du gaz », s’unir aux risques des gazoducs permettra d’en divorcer.

Pékin comme Bruxelles sont des carrefours du gaz. Pékin s’approvisionne du Pacifique, du Golfe et de la Sibérie. L’Europe avec cinq gazoducs russes tournés vers elle se ravitaille en outre de la Méditerranée, du Golfe et des États-Unis.

Contrarier les éventuelles stratégies de puissance des producteurs par des stratégies d’influences des consommateurs se réalisera par un grand carrefour européen de négociants armés du GNL et d’une substitution tempérée du dollar par l’euro. Agrandir ce carrefour du trading européen c’est accroître les interconnexions Nord-Sud de l’Europe. Une fois le flagrant verrou franco-espagnol ouvert, le gaz algérien et le GNL du Golfe Persique via les terminaux espagnols sous employés passeront du Sud vers le Nord. Inversement, le gaz passera du nord vers le sud lorsque les prix du GNL demanderont un rééquilibrage. Agrandir le carrefour du trading européen c’est également gagner l’autre sud en améliorant les interconnexions entre l’Allemagne, l’Autriche et la France avec l’Italie et la Grèce. Accroître l’influence du trading en Europe et affaiblir l’offre au profit de la demande, c’est augmenter les hybridations du GNL, accroître la dimension quantique gazière en multipliant par 3, 5 ou 10 les capacités européennes de GNL.

Combattre la peur du gaz, c’est continuer de réformer le marché du gaz européen et le transformer en or bleu.