Les exportations chinoises vers l’UE baissent au fur et à mesure que sa demande intérieure augmente. Notre déficit chinois est 70 % moins élevé que celui de la Corée du Sud
In La Tribune 17/01/2020
Offre mondiale d’acier
Entre 1950 et 2019, la production mondiale d’acier a été multipliée près de 10. À près de 1,9 milliard de tonnes, elle était l’an dernier à plus de 51 % chinoise. En remplaçant de vieilles aciéries par des nouvelles, Pékin a diminué sa capacité de production de 14 % depuis 2014, mais son taux d’utilisation a augmenté à 90 % contre 70 % en 2015. La sidérurgie chinoise est plus performante, mais exporte moins, car elle consomme plus. L’Union européenne est six fois moins importante et ne produisait qu’environ 160 Mt. Aux environs de 110 Mt, l’Inde continuait de progresser en prévision de doubler ses capacités d’ici à 2030, tandis qu’à plus de 100 Mt le Japon restait stable. Plus bas, les États-Unis sont vers les 86Mt et la Corée du Sud à 71 Mt. Au global l’Asie produit plus de 70 % de l’acier mondial, sa domination sidérurgique est loin d’être terminée
Hausse de la demande chinoise de 9 %
En 2019, la demande apparente mondiale d’acier en dehors de la Chine fut en baisse d’environ 2 %, inversement, la consommation apparente acier de Pékin augmentait d’environ 9 %. Comment l’expliquer ?
Le pic acier européen, étatsunien, japonais ou australien a eu lieu quasiment au même moment, au milieu des années 70. À cette époque l’australien moyen consommait environ 220 kg d’acier par an, 500 kg pour l’européen, 800 kg aux États-Unis, 900 kg au Japon. En 2008 le pic de la Corée du Sud était proche de 1250 kg. Grâce à la politique d’urbanisation chinoise toujours en cours, le pic acier chinois n’interviendra qu’après de 2025 et il se situera entre ceux du Japon et de la Corée et comme Taïwan, aux alentours de 1000Kg alors que la consommation par tête n’y est actuellement que de 600 kg. Par comparaison en 2018, l’indien moyen consommait 72 kg. Mais après le pic acier chinois, d’ici à 10 ans, les surcapacités orientales seront disponibles pour inonder le monde.
Une balance commerciale acier négative
En baisse depuis 2012, les exportations d’acier de l’Union européenne étaient en 2018 à 20,5 Mt. Depuis 10 ans l’Europe n’a plus la vocation de fournir les pays émergents, désormais ils produisent de l’acier ou en importent d’Asie puisque la Chine exporte plus en Afrique qu’en Europe. En outre, la guerre commerciale avec les États-Unis se solde par la perte de plus d’1 Mt par an. De leur côté, les importations d’acier de l’Union sont en hausse depuis 2013 et s’équilibraient en 2018 à plus de 29 Mt. Notre balance commerciale acier était donc négative à 9 Mt. Pour 2019 ce solde sera encore négatif, vraisemblablement aux environs de 6 Mt. Généralement, la Chine est immédiatement accusée d’être le responsable de nos maux sidérurgiques. Ce fut le cas en 2015 et 2016 lorsque ses exportations mondiales culminaient à 100 Mt. Mais elles se stabilisèrent depuis autour de 60 Mt, puis s’effritaient à 52 Mt en 2019 et se projettent à 38 Mt pour 2020. En outre, les importations chinoises augmentent pour répondre au pic acier de Pékin. La Chine n’est plus le problème, pourtant la balance commerciale acier européenne reste en déficit. Qui a remplacé la Chine ?
Importations européennes et modernisation
Notre première défaillance entre nos « exportations vers » et nos « importations de » est avec la Corée du Sud, et le danger est bien que cette faiblesse augmente chaque année depuis 2008. Les barrières aux frontières, les accords d’autolimitation, les quotas sont-ils suffisants ? En second vient un pays avec qui l’Union avait un excédent jusqu’en 2017, mais le solde s’est totalement inversé depuis 3 ans, c’est la Turquie. Elle est la plaque tournante du négoce mondial des ferrailles. Grâce à ses choix technologiques de fours à arc électrique et bien que son prix de l’électricité est plus élevé qu’en France, elle nous réexporte nos ferrailles refondues en un acier excellent puisque nous le consommons. Recyclons nous-mêmes nos ferrailles et l’acier turc s’effondre. Hélas, la résistance au changement industriel et l’investissement dans cette filière fortement ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance) inquiète les décideurs. Pourtant, aux États-Unis, les fameux « minimills » recycle 70 % (et bientôt 75 %) de la production d’acier, contre 40 % en Europe, et l’aciériste étatsunien Nucor se porte très bien. Cet immobilisme industriel européen est peut-être l’une des raisons cachées de l’émergence d’une filière hydrogène : sanctuariser le modèle intégré des hauts fourneaux grâce à H². A contrario, l’Iran qui produit 80 % de ses 25Mt via sa filière hydrogène, car il dispose d’un gaz naturel abondant et quasiment gratuit, fonctionne à 90 % avec des fours à arc électrique.
Puis viennent la Russie et en quatrième position la Chine quasiment à égalité avec l’Ukraine. Les exportations chinoises vers l’UE baissent au fur et à mesure que sa demande intérieure augmente. Notre déficit chinois est 70 % moins élevé que celui de la Corée du Sud. Par ailleurs, les plus gros importateurs d’acier chinois sont la Corée du Sud, le Vietnam, la Thaïlande, les Philippines, l’Indonésie, l’Inde. Le premier pays européen, l’Italie, pointe en 14e place. Beaucoup plus tard, la Chine préférera nous vendre une tonne d’acier sous forme d’automobiles plutôt que de l’acier brut.
Notre déficit avec Taïwan ne cesse de progresser depuis 10 ans, comme pour la Corée du Sud il est inquiétant. Puis vient la Serbie dont le complexe sidérurgique de Smederevo, propriété du groupe chinois HBIS depuis 2016, redevient un producteur européen substantiel et compétitif. C’est l’étape sidérurgique européenne des routes de la soie et le début d’un parc industriel à la chinoise au cœur des Balkans : une sorte de zone économique spéciale sur le modèle du parc industriel de Morowali en Indonésie équipé par des sidérurgistes pékinois. Situé à proximité des mines de nickel indonésiennes, il se destine à l’industrie des batteries. Justement, à moins de 1.000 km de la ville de Smederevo se trouve les mines de nickel grecques, suivez mon regard. La tentative de sauvetage de British Steel par le groupe chinois Jingye est à contempler dans ce contexte de jeu de Go : entourer et étouffer.
Beaucoup plus loin, après la Biélorussie, le Brésil ou la Moldavie, apparaissent trois pays avec qui l’Union était en excédent il y a encore quelques années. Ils exportent désormais à grande vitesse vers Bruxelles : Vietnam, Indonésie, et Malaisie. Aucun de ces trois pays n’ayant atteint son pic acier, pourquoi exportent-ils autant vers l’Europe au lieu de privilégier leurs propres consommations liées à leurs démographies et leurs urbanisations ? Ils sont soupçonnés de transformer de l’acier chinois vendu à perte, puis de l’exporter vers l’Europe, mais ils sont également compétitifs parce que, comme la Turquie, ils nous renvoient nos ferrailles transformées en acier par leur soin.
Avenir sombre
Avant 2008, la production d’acier de l’Union européenne était stable, à environ 200 Mt. Après la crise, elle chuta de 20 % sans depuis remonter la pente. Elle reste la deuxième au monde, et bien qu’elle représente encore 330 .000 emplois directs, son avenir à la réputation d’être sombre, son avenir est une question récurrente. Et pourtant, l’UE dispose d’une sidérurgie inventive au centre d’une Europe qui se veut industrielle, mais il est exact que sans réforme elle pourrait s’effondrer au niveau des États-Unis, c’est-à-dire être divisée par deux. À ce moment-là, une sorte de Trump européen, sans résoudre le problème, fera-t-il tardivement le constat que l’acier est devenu un métal critique et stratégique ? Critique parce que les aciéries européennes seraient en voie d’extinction ; stratégique parce que l’acier serait toujours indispensable aux politiques industrielles transverses de l’UE telles que celles de la transition énergétique, ou de la mobilité électrique : stations de recharge, nouvelles nuances résistantes et compétitives pour le châssis et la batterie, aciers électriques des moteurs… Comment garder un acier européen sans pour autant entraver la protection des consommateurs, s’interroge Bruxelles ? La réponse est certes dans les frontières décarbonées et la modernisation d’aciéries intégrées, mais il faudra également investir et recycler nos ferrailles dans le but d’assécher la concurrence. Sinon dans 10 ans, après les pics acier du Pacifique et lorsque l’Asie disposera d’un stock de ferrailles conséquent, le risque sera bien la noyade sous un flot d’acier asiatique.