In La Tribune 06/01/2023
Loin du Consumer Electronics Show de Las Vegas, loin de la Tech, réindustrialiser la France passe aussi par une reconstitution de l’histoire.
Gênes, Nîmes et jeans denim
Pendant des siècles l’industrie textile génoise utilisa une étoffe de coton bleu en toile pour fabriquer les voiles de ses bateaux et les vêtements de travail de ses marins.
Simultanément, les artisans de la région de Nîmes utilisèrent un autre tissu, un sergé à côtes obliques, pour habiller de laine et de soie les habitants du Gard et des Cévennes.
Certains textiles portent le nom la ville des artisans qui les inventèrent : la mousseline ou le damas, rappellent Mossoul ou Damas. De la même façon, la toile de Gênes devint jeans et au gré des migrations d’huguenots gardois et cévenol le sergé de Nîmes fut baptisé denim. Aux États-Unis, Gênes et Nîmes se marièrent pour aboutir en 1873 au célèbre jeans denim bleu de la marque Levis Strauss & Co, comprenez : des pantalons de travail en coton bleu, comme à Gênes, mais en armure sergé à côtes obliques, comme à Nîmes.
Revenons au XXI siècle. Depuis 2020, le tisserand Les Ateliers de Nîmes réindustrialise l’industrie textile gardoise, parce qu’il a ranimé au cœur de la cité gardoise des machines à tisser qui produisent des cotonnades bleues en sergé « pays » pour fabriquer ses jeans.
Un produit haut de gamme
L’entreprise désigne sa production de pantalons haut de gamme pour deux raisons techniques. D’une part sa fibre de coton est issue d’une tradition de culture plus que bimillénaire, car originaire de la région d’Adana.
D’autre part, ses fils sont incomparables de solidité parce que composés de deux brins de coton torsadés. Cette caractéristique de fil retors est exceptionnelle dans le jeans. Elle permet une résistance et une durée de vie du tissu considérablement augmentée par rapport à ses concurrents qui préfèrent les fils monobrin, dont les fibres de coton sont encollées les unes à la suite des autres. Ces derniers engendrent un tissu fragile et coûteux pour l’environnement, car il nécessite de l’eau et des solvants pour retirer la colle. Il sera ensuite lavé à l’acide, aux enzymes ou à la pierre ponce pour produire d’autant plus facilement des jeans prématurément vieillis, troués ou délavés. À l’inverse, le sergé nîmois à fil retors plus solide ne nécessite qu’un santorisage à la vapeur chez un ennoblisseur pour resserrer la toile, afin que le vêtement ne rétrécisse pas au lavage.
Croissance
Grâce au haut de gamme, la mission de l’entreprise de réimplanter durablement l’industrie textile nîmoise est quasiment réussie. Les savoir-faire sont déjà réappris, les métiers à tisser sont déjà réimplantés et son chiffre d’affaires ne cesse de croître grâce à son réseau de boutiques.
Mais éviter que cette industrie ne disparaisse une seconde fois de Nîmes signifie que l’entreprise doit d’une part quitter le modèle start-up en multipliant sa production par 6 et se diversifier dans d’autres vêtements.
La croissance est déjà assurée grâce à l’augmentation de son parc machine. Son Saurer-Diederichs, le dernier à avoir été produit en France, qui avait été sauvé in extremis d’une délocalisation en en Turquie a été renforcé fin 2022 par une autre machine moderne, plus productive et économe. L’entreprise doit également élargir ses compétences en intégrant l’amont du tissage, c’est-à-dire absorber la valeur ajoutée de l’étape de l’ourdissage.
Autre avantage, si l’inflation actuelle des prix de l’électricité, liée à la gestion désastreuse de la politique énergétique française depuis 10 ans, est une menace pour la réindustrialisation française, elle ne l’est pas pour les Ateliers de Nîmes. En vitesse de croisière, ses métiers à tisser consomment beaucoup moins qu’une boulangerie. Par ailleurs les ateliers n’étant pas chauffés, les résultats de l’entreprise ne sont pas handicapés par le coût de l’électricité.
Au total, cette croissance permettra une multiplication des emplois par deux et le nécessaire agrandissement des ateliers sera précédé d’une levée de fonds, dont une partie minoritaire et réduite sera réservée à la population nîmoise. En effet, sans aide de l’état, l’entreprise a acheté son premier métier à tisser grâce à cette population qui a abondé au financement participatif initial de la société. Attachée à l’histoire de son terroir, elle demande régulièrement à renouveler ce témoignage de son estime.
Réindustrialisation qualitative
Nîmes a-t-elle exporté de la toile de jeans aux États-Unis dans le passé ? Rien ne permet de l’affirmer ni de l’infirmer, mais répondre à cette question sera l’une des missions du futur grand musée municipal consacré au jeans et au textile. Il est par contre certain que les tisserands nîmois commencèrent par travailler la laine au moyen-âge, puis la soie (exportée notamment vers le Mexique) ainsi qu’un mélange de laine et de bourrette de soie -dont le toucher ressemble au coton- et enfin le cachemire au XIX siècle.
C’est pourquoi les Ateliers de Nîmes souhaitent continuer cette épopée au travers d’une réindustrialisation qualitative. Ils innoveront par de nouveaux tissus écologiques (pulpe de bois et fibres de bambous imputrescibles d’Anduze,…), ils retrouveront également les racines des tisserands locaux en ressuscitant de nouveaux sergés de laine et de soie. Mais cette dernière vision est la plus complexe à mettre en œuvre.
La mode de la désindustrialisation a été forte dans le textile français. Les laines australiennes et néozélandaises ont remplacé celles du Gard, département qui dispose pourtant de ressources lainières, mais qui ne les exploite plus.
Il est en effet courant de croiser dans les garrigues entre Languedoc et Provence des bergères et bergers trentenaires qui témoignent que le gisement de matière première, la laine, est disponible, mais inexploité. Faute de débouchés, après la tonte, elle est au mieux vendue à perte pour le mérinos, ou bien brûlée comme un déchet pour d’autres races ovines. C’est ainsi qu’à l’exception des Laineries du Gévaudan à Saugues ou de belles filatures en Creuse — Terrade et Fonti, la filière lainière française et notamment gardoise a disparu.
Cependant, l’effet Covid, la demande de souveraineté ont ranimé l’idée d’une filière laine locale en circuits courts. Des associations locales telles que Sarriette et Raiolaine fédèrent des producteurs et sont les premiers signaux d’une résurrection.
De la même façon, après 700 ans de présence dans les Cévennes, la filière soie cévenole qui s’est effondrée il y a 100 ans sourdre de nouveau, des sociétés telles que Séricyne et Soieries des Cévennes en sont les éclaireuses.
La réindustrialisation des Ateliers de Nîmes est importante, car elle est la brique indispensable à la renaissance en amont d’une filière textile laine et soie entre Gard et Cévennes. L’ensemble sera une modernisation du passé, certainement dans l’air du temps, et il est possible qu’elle n’attende qu’une exhortation pour revenir à la mode.