Danone, Kraft-Heins, LME, LBMA. En 2005, la France était la risée du contre-espionnage économique mondial parce qu’elle s’opposait à une probable prise de contrôle.
En 2005, la France était la risée du contre-espionnage économique mondial parce qu’elle s’opposait à une probable prise de contrôle d’un fabriquant de yaourt français, Danone, par des capitaux étrangers. Qu’est-ce que le gouvernement français, son patriotisme économique en écharpe, venait-il faire dans le yaourt ?
À l’aide de 143 milliards de dollars, il y a quelques jours, un
fabricant de produits alimentaires, Kraft-Heinz, tentait de prendre
contrôle outre-Manche d’Unilever, un leader mondial, entre autre chose,
de crèmes glacées, de boissons, de lessives et de shampoings. Mais, en
deux jours, Londres armée de son nouveau patriotisme économique
repoussait cette tentative pour ne pas revivre les conséquences du
laisser-faire de 2010 après que l’OPA du même Kraft sur les barres
chocolatées de Cadbury ait créée un emblème désastreux sur l’emploi à
Somerdale. Cette fois, il est dit que les services spécialisés de sa
majesté auraient créés ex-nihilo un nouveau corpus d’intelligence
économique pour influencer les « influenceurs », afin qu’ils persuadent la
sauce à la tomate de l’oncle d’Amérique de ne pas se mélanger à la
crème glacée.
Ne nous immortalisons pas pour deviner si l’intelligence économique, le
patriotisme économique ou la sécurité nationale valent-ils plus ou
moins lorsqu’il s’agit de défendre les emplois des yaourts français ou
ceux de la crème glacée anglaise. Interrogeons-nous plutôt pourquoi ce
retard de Londres sur Paris dans l’action du patriotisme économique?
Le brexit est encore récent, n’a-t-il pas déjà un reflet ? Un oxymore
qui bénéficierait de la faiblesse de la livre britannique et
s’imposerait désormais dans la finance outre-manche, celui d’un
antimondialiste financier synonyme d’un populisme boursier ? L’un et
l’autre entourent la nostalgie de ses regrets parce que, comme chacun le
sait, la conscience nationale britannique était une sorte d’oxymore.
Oxymore car seules les consciences nationales écossaise, irlandaise ou
galloise s’assumaient, tandis que la conscience nationale anglaise (un
point de départ d’un éventuel patriotisme économique anglais) n’était ni
un thème politique dominant facile à formuler au sein du Royaume-Uni,
ni une idée financière fédératrice dans le milieu des affaires londonien
offensif, ouvert, mondialisé. Par conséquent, s’il avait désiré
exister, le patriotisme économique anglais qui vient soudainement de
s’exprimer pour Unilever, ne disposait pas d’une intelligence économique
défensive. Cela est sans doute nouveau.
Le cas de la bourse des métaux de Londres le London Metal Exchange
(LME) fourni une autre illustration. Même lieu, Londres, même
intelligence économique contrariée, même controverse post brexit.
En 2012, ses propriétaires vendent le LME à la bourse de Hong Kong. Le
LME est alors une réussite et un label phare de l’économie mondialisée ;
depuis près de 140 années, les principaux métaux de base -cuivre,
aluminium, nickel, zinc, plomb- s’y échangent chaque jour. Quatre années
plus tard, en 2016, les volumes traités sur ce marché connaissent une
impressionnante baisse continue alors que dans le même temps les volumes
traités pour les mêmes métaux sur la bourse de Shanghai ont explosé.
Hélas, dans l’intervalle, le LME a perdu ses dirigeants dont au moins
l’un d’entre eux serait en train de construire avec une start-up,
www.Autilla.com, une plateforme électronique de négoce de métaux
concurrente du LME. S’ajoute à ce constat désastreux une offensive de la
bourse des métaux de New York pour capter elle aussi les volumes
transfuges du LME. Londres est clairement en perte de vitesse.
Mais, parce que le LME souhaite rebondir de sa chute en accroissant ses
services, il tente de récupérer en son sein le marché d’une autre
institution londonienne, le London Bullion Market Association -les
marchés de l’or et de l’argent métal. Cependant, depuis le brexit,
s’expriment ouvertement des forces centripètes opposées à l’opération
parce qu’elles craignent la contagion, c’est-à-dire le siphonage de la
raison d’être du LBMA par les propriétaires du LME, Hong Kong,
l’ancienne colonie, ou bien par la Chine.
Le mouvement est à l’opposé de la philosophie précédente. Et, il n’y a
pas si longtemps, à Londres, il m’était régulièrement répété à propos de
la cession de telles institutions « qu’importe la casaque du jockey,
pourvu que le cheval soit anglais et qu’il coure à Epsom ». Évidemment
ce n’est plus la même chose si le jockey du LME transporte son cheval de
l’hippodrome d’Epsom à celui d’Happy Valley. Mais c’est une situation
bizarre, voire contradictoire, que de vouloir préserver les outils
utiles d’une économie très ouverte et mondialisée, alors que l’on veut
se renfermer, Londres a quitté l’Europe.
Souriant des yaourts français depuis 2005, il y a quatre ans Londres
perdait les métaux du LME. Que manquait-il à l’Angleterre européenne
d’avant juin 2016, pour qu’au sein de l’Europe elle ne se protégea pas,
comme le fit la France il y a déjà douze années ? L’adieu de
l’Angleterre à l’Europe ou bien la déflagration Trump étaient-ils
nécessaires ? Quoiqu’il en soit, dans le but de sauvegarder des marchés
tels que celui de l’or, de l’argent …ou de la crème glacée, la nouvelle
intelligence économique anglaise du gouvernement May s’illustre par
l’étreinte entre la City et un nouveau patriotisme économique défensif
inverse aux décennies précédentes.
La nature et les conséquences de cette mutation n’ont probablement pas encore été totalement mesurées…pour le meilleur et pour le pire !
Publié dans Les Échos le 06 03 2017