Il est plus facile de débuter un propos sur un trait d’humour qu’avec une anecdote déprimante. Cette dernière doit donc être particulièrement réaliste.
À la fin du XXe siècle, il n’y a pas si longtemps, en France, après la métallurgie de Pechiney et celle de Metaleurop, mais avant Arcelor, le Comptoir Lyon Allemand, l’un des 4 leaders mondiaux dans la métallurgie et la chimie des métaux stratégiques, disparaissait après 200 ans d’existence.
Disparaissait avec lui l’élément central d’une doctrine nationale des métaux et métalloïdes stratégiques c’est-à-dire l’entreprise française qui regroupait des savoir-faire industriels uniques (affinage, éco-conception et recyclage) dans le platine palladium, rhodium, iridium, ruthénium…, mais également dans l’argent et l’or, ainsi que dans les terres rares et un tas d’autres matières se terminant en « ium » ; disparaissaient également des stocks de métaux stratégiques cédés à l’étranger sans contrepartie pour notre pays ainsi qu’un réseau de trading qui garantissait un approvisionnement sans pénurie.
Cela n’aurait pas été si simple si l’IE défensive française avait la place qu’elle détient aujourd’hui.
Il y a quelque temps j’indiquais sur un billet des Échos le lien entre IE et matières premières. La dernière conférence de Global Link le mois dernier à l’Assemblée nationale était également l’occasion de renouveler le lien entre IE offensive et métaux stratégiques. Comment l’IE peut-elle contribuer à ce sujet ?
De quoi parle-t-on ?
On ne s’interroge pas assez sur la classification d’un métal. Pourquoi est-il abondant, sensible, critique ou stratégique ?
Un métal abondant est un métal qui a été suffisamment travaillé. C’est-à-dire que les outils d’une doctrine ressources naturelles nationales ont été amplement utilisés pour sa production : il a été recherché et découvert par un tissu industriel métallurgico-minier dynamique et une diplomatie matières premières active (à quand par exemple l’exportation de lait breton vers la Chine en contrepartie d’un accès privilégié aux terres rares chinoises ?).
Puis une gamme de technologies s’est révélée opportune pour l’extraire du sol, l’affiner et l’employer en des quantités de plus en plus faibles pour des usages de plus en plus importants. Un exemple ? Les gisements de platinoïdes découverts en Sibérie et dans le Bushveld sud-africain au XXe siècle et qui sont aujourd’hui utilisés dans la catalyse automobile en quantité unitaire quatre à cinq fois inférieures à celles des années 1970-80.
Mais ce métal abondant peut devenir un métal sensible. S’il connait des accidents de parcours lorsque par exemple la demande s’enflamme et que l’offre minière ne peut pas la suivre immédiatement, qu’elle prenne du retard puis rattrape la consommation après une suite d’amélioration de la production. Le consommateur prudent et à la mémoire longue s’interrogera régulièrement sur leur équilibre offre/demande et après examen, s’il n’est pas rassuré, il classera le métal comme un métal critique.
Quelques terres rares, elles sont 17 au total et ne sont pas rare, qui connurent récemment des courbes de prix en cloche, sont l’illustration d’une tension temporaire et d’un écroulement des prix que l’acheteur industriel, par exemple dans automobile, doit savoir gérer dans ses stocks.
Un métal critique connait une insuffisance chronique de l’offre
minière ou des risques élevés de déficit sans substitution possible dans
ses applications industrielles.
Par exemple, le rhodium est critique pour la catalyse automobile
(faible production et non substituable), mais il est substituable dans
ses usages luxueux, par exemple dans la joaillerie.
Le dysprosium sera peut-être qualifié de critique pour autant que la future demande d’aimants permanents dans les éoliennes maritimes à entrainement direct soit confirmée. Dans ce cas, ce mode de production électrique peu économique ne rencontrerait pas l’offre minière suffisante et il apparait qu’aucune substitution raisonnable n’est possible actuellement… Naturellement, un métal sera critique dans une industrie, mais pas dans une autre et cette classification est hautement évolutive avec le temps.
Enfin, un métal stratégique ne répond plus à des critères géologiques ou bien de marché, mais à des critères politiques : il sera indispensable à la défense nationale ou à une politique de l’État.
En Chine le minerai de fer est stratégique pour l’acier utilisé dans la politique d’urbanisation, de même le cuivre pour la construction de ses infrastructures électriques. En France, à l’exception de l’uranium qui bénéficie d’une loi, d’un décret et de directives classifiées, il n’existe pas à proprement parlé de matières une autre matière stratégique. À l’échelle européenne non plus puisqu’il n’y a pas de politique européenne industrielle ni de défense européenne. Par conséquent, une matière est stratégique pour un pays, mais pas pour un autre et cela évolue également dans le temps.
Où sommes-nous ?
L’évènement fondamental des dernières années est celui d’un considérable changement des comportements des consommateurs industriels de métaux et métalloïdes qualifiés de mineurs. Au contraire de l’acier qui a connu une lente contagion depuis la construction de la Tour Effel jusqu’aux tours des villes chinoises actuelles, le monde connait une épidémie virulente de consommation de matériaux pour, notamment, toutes les applications électroniques, de miniaturisation ou d’énergie climatique.
Ces métaux sont subitement devenus critiques parce que toutes les industries en consomment pour tout et en même temps… : la voiture électrique, les nouveaux avions, les diodes, les téléphones intelligents, les écrans, les aciers, les panneaux solaires, les éoliennes, le stockage de l’électricité… Naturellement, le problème devient parfois quantitatif lorsque dans une ancienne industrie telle que celles des téléphones portables ou des ordinateurs quelques grammes de matières suffisent par appareil, mais que dans une éolienne de prochaine génération de 6 MW l’aimant permanent pèse 4 tonnes !
Prédicateurs
De nombreux états considèrent ces industries et innovations comme stratégiques, elles deviennent duales et les matériaux critiques qu’elles consomment sont donc également stratégiques.
Ce cumul du critique et du stratégique est une aubaine pour que des prédicateurs, parfois commentateurs géopolitiques vétérotestamentaires, reprennent des thèses qui furent valables pour l’énergie (pétrolière et/ou gazière) ou bien pour la guerre froide, voire pour les deux à la fois, et qu’ils les appliquent aux métaux, cf l’exemple actuel de l’Ukraine.
Parfois ces prédicateurs sont des gestionnaires, ou bien prime d’une finance commodities, des gérants de fonds d’investissement en ressources naturelles. Ils ont au mieux une connaissance académique des sujets qu’ils évoquent, le plus souvent aucune expérience professionnelle des ressources naturelles et en tous les cas une expérience totalement inexistante des matières stratégiques.
Ils provoquent des erreurs aussi bien qualitatives que quantitatives : dernièrement des erreurs d’investissements sur le marché de l’or, mais également erreurs sur les coûts, les raisonnements de type guerre froide, l’héritage du Club de Rome 1970 erroné pour les minéraux, les accès ou bien les freins politiques (cf le nickel actuellement), les formations des prix, l’ignorance du nationalisme des ressources naturelles, les erreurs entre potentiel géologique et réserve et ressource économique et enfin de l’importance de l’eau dans la production. L’écart entre ces lubies et la vérité des marchés, des entreprises ou de la géopolitique provoqua parfois des catastrophes.
Il y a toujours confusion lorsque le prédicateur est sans le doute parce que ses paroles apprises sont prononcées sans confrontations préalables aux réalités ; lorsque l’on impose aux faits de s’adapter aux mots et non l’inverse.
Communication
Revenons-en aux faits. Lorsqu’un métal n’a pas été suffisamment travaillé, il ne reculera d’une position critique vers celle du métal sensible ou mieux du métal abondant. Pour compenser la nature des choses, surgit alors l’arme de la communication qui s’illustre les métaux critiques ou stratégiques.
Cette communication (listes de métaux critiques ou stratégiques, comités divers, observatoires étranges, auditions sans lendemain…) est utile si elle a pour but de sensibiliser les élus et la population à l’urgence de prospecter nos territoires dans le but d’ouvrir des mines en métropole, à l’image des efforts réalisés par exemple en Nouvelle-Calédonie. Il est vrai que sans le leader industriel décrit en introduction de ce billet il est plus compliqué de se réapproprier ces sujets.
J’avoue que ces listes me laissent parfois perplexe. Pourquoi, si elles émanent d’industriels (c’est assez rare), révèleraient-ils à leurs concurrents leurs faiblesses dans tel ou tel métal ? Pourquoi lorsqu’elles émanent de gouvernements révéler des asthénies dans les métaux stratégiques ? Pour mieux désinformer ?
Et lorsque de telles listes sont élaborées avec probité pourquoi poser la question de la « rareté » à toute une filière industrielle sinon pour permettre à chaque étape de l’écosystème d’ajouter une couche au millefeuille : le producteur ajoute ses métaux à la liste (pour court-circuiter l’ONG qui lorgne sur la dangerosité du métal), le métallurgiste qui cherche à se garantir aucune rupture d’approvisionnement, le trader qui valorise ses stocks, le consommateur industriel qui y trouve un argument marketing, le financier qui cherche de nouveaux clients et l’universitaire pour des raisons… historiques ! Les raretés s’ajoutant les unes aux autres cela n’a plus aucun sens.
La raison s’adire un peu plus si une liste de métaux stratégiques regroupe plusieurs États qui auront des objectifs différents les uns des autres : l’uranium restera stratégique en France, mais ne l’est déjà plus en Allemagne ; la criticité du tungstène sera également bien différente entre la France et l’Allemagne ; ne parlons pas de l’industrie de défense dans ce domaine, il y aurait beaucoup à dire sur la pertinence de tous ces centres d’études ou d’intelligences stratégiques.
Enfin l’élaboration de telles listes est également parfois réalisée sur la foi d’approximations et d’erreurs liées à l’utilisation de statistiques géologiques internationales, ou bien émanant d’États « bienveillants », sans prêter attention à la désinformation qui les entoure.
Conclusion
Raisonner vrai à partir d’éléments faux réclame une forte expérience professionnelle des fondamentaux ou bien une bonne dose de saine paranoïa propre à l’IE.
L’IE offensive est essentielle dans ce chapitre de stratégie industrielle, sans ces métaux notre industrie de demain sera probablement morte née. Cette question de l’IE dans les métaux critiques et stratégiques n’est ni plus ni moins qu’une question de survie de notre société.
Publié dans Les Échos le 04 03 2014