In Les Échos le 13 11 2018
Puisque dans un avenir proche nous roulerons tous en voiture électrique, un problème à l’échelle de la planète est celui d’éliminer les 40 % d’électricité produits à partir de charbon et de lignite. Puis de les remplacer en partie par du gaz. Sur notre continent, sont concernées principalement l’Europe du Nord et l’Europe Orientale : Pologne 80 % de l’électricité est charbonnée, Allemagne 40 %, Europe du sud et Balkans entre 25 % et 40 %, Ukraine 35 %, Danemark 25 %. Deux questions : combien de m3 de gaz seront-ils nécessaires pour remplacer ce charbon et ce lignite ? Qui fournira ce gaz ?
Le monde consomme près de 4000 milliards de m3 de gaz chaque année, 91 % sont acheminés par gazoduc et 9 % par méthanier sous forme de GNL. En 2017 l’Union européenne consommait près de 500 Mm3. Les gazoducs qui l’approvisionnent sont déjà saturés, certains fonctionnent au-dessus des taux nominaux. La Norvège en approvisionne 24 %, la Russie 35 % et plus de la moitié de son gaz transite par l’Ukraine. L’Algérie livre le sud. L’Union importait environ 49 Mm3 de GNL en 2017. La production intérieure européenne quant à elle s’amenuise. Dans le Groningue elle baisse aussi à la suite des tremblements de terre de janvier 2018. Les Pays-Bas sont devenus importateur net de gaz.
Comme chaque consommateur de ressources naturelles, L’Europe pilote une Doctrine Consommateur Gaz qui s’exprime par des stratégies d’influence. En face, les Doctrines Producteur Gaz de la Russie, de l’Algérie ou de la Norvège consistent à exercer une puissance. J’ai déjà expliqué ces deux concepts à plusieurs reprises notamment ici (enerpresse). Pour autant que chacun respecte les termes du contrat, le producteur livre-le client paye, ce jeu fonctionne bien. Mais il est perturbé depuis quelque temps.
D’une part, les États-Unis ont permuté d’une Doctrine Consommateur Gaz à une Doctrine Producteur de gaz de schiste. Depuis qu’ils exportent du GNL, leur ancien slogan « Indépendance Énergétique » a muté en « Domination Énergétique ». Cette irruption commerciale est lisible sous la forme d’une rhétorique twittée : leadership, incitation, pressions diplomatiques. Elle coupe l’Europe en deux, comme elle tenta de le faire en 1981 pour une autre histoire de gaz russe : la construction du gazoduc Fraternité.
D’autre part, l’Europe est également coupée en deux à cause de l’Ukraine. Celle-ci termine son contrat de transit et d’approvisionnement de gaz russe au 31 décembre 2019. Son réseau de gazoducs nommé Fraternité traverse le pays depuis 1984. Il transporte plus de moitié du gaz russe vers l’Europe de L’Ouest. Le transit rapporte chaque année environ 2 milliards de dollars à Kiev, son éventuelle disparition fin 2019 lui pose un problème budgétaire. Mais les européens s’interrogent aussi sur Fraternité. Quel est son entretien réel, qu’elle est sa capacité réelle de fonctionnement et sa durée de vie ? Combien de temps aura-t-il une capacité tangible de 100 Mm3 par an selon les réalistes ou bien 140 Mm3 selon l’Ukraine ? Qui fait quoi et comment, pour le renouveler ou bien le remplacer et approvisionner l’Union ?
Depuis 50 ans, la Russie vend du gaz aux pays européens. Par l’Ukraine et l’Autriche elle fournit via Fraternité depuis 1984. Depuis 2005, par le gazoduc Yamal (33 Mm3) qui traverse la Biélorussie et la Pologne. Depuis 2011, par le gazoduc de la mer baltique, Nord Stream1 (58 Mm3), en direct, sans intermédiaire, à l’Allemagne. Par le Sud, South Stream atterrit en Turquie et aboutira un jour du côté de la Bulgarie, de la Grèce et du sud de l’Italie. Au total, la Russie exportera vers l’Union en 2018 environ 150 Mm3, et 200 Mm3 en incluant la Turquie, la Biélorussie, l’Ukraine… En 2019, un nouveau gazoduc, jumeau de NS1, Nord Stream 2 (55 Mm3) sera opérationnel. Enfin, pour remédier à la question ukrainienne, l’Allemagne a déjà proposé une compensation : la construction d’un nouveau gazoduc ukrainien d’une capacité égale à Yamal avec un point de sortie en Autriche, mais avec un péage deux fois moins cher que Fraternité.
En attendant une réponse constructive à cette dernière proposition, personne ne peut raisonnablement s’opposer à la construction de NS 2. Pourtant, guidées en songe-creux par un lobbyisme danois, la Pologne et l’Ukraine traînent un peu les pieds. À eux trois, ils agitent dangereusement les nationalismes européens et espèrent entraver le tracé de NS2 en « rapprochant » l’île Bornholm du rivage danois. Mais, personne n’est dupe. NS2 est déjà irremplaçable pour la sécurité environnementale européenne ! En effet, si l’Allemagne stoppe sa production électrique charbonnée d’ici à 2030, elle doublerait sa consommation de gaz qui était, en 2017, aux environs de 132 Mm3. Avec sa capacité annuelle de 55 Mm3, NS2 permettra à l’Allemagne de faire la moitié de ce chemin anti-charbon (sauf si Fraternité devient dangereusement obsolète). L’affaire sera en outre économe, NS2 livrera comme NS1 et la manière d’Amazon, directement le client sans intermédiaire.
Pour l’autre quantité de gaz nécessaire à l’effacement du charbon allemand, mais également au charbon danois, polonais, ukrainien et celui de l’Europe Orientale et du Sud, le GNL pourrait être une solution. À la mode d’Uber, avec une armada de méthaniers, les États-Unis peuvent conquérir ce marché par des livraisons de gaz de schiste. En 2017 l’Europe a déjà acheté 10 % du GNL étatsunien, contre 5 % en 2016 ; la Pologne épouse cette future stratégie. Elle a signé deux contrats avec les États-Unis. Ces livraisons commenceront en 2019 et 2022. Au moins deux autres accords suivront, car l’objectif est de livrer l’Ukraine via la Pologne et remplacer du gaz russe.
Cette solution GNL est à contempler avec une certaine prudence, car la filière est encore fragile. Les 26 terminaux GNL dispersés dans l’Union sont un atout. Ils auront une capacité de 218 Mm3 fin 2018, 40 % de la consommation européenne actuelle. 43 Mm3 supplémentaires s’ajouteront d’ici 5 ans. Par exemple, l’Allemagne envisage un terminal GNL à Brunsbuettel. Il pourra recevoir 10 % du gaz allemand, en provenance d’Algérie, d’Australie, des États-Unis, d’Indonésie, de Malaisie, du Nigeria, du Qatar ou de Russie. Toutefois, les terminaux européens ne fonctionnaient qu’à hauteur de 27 % de leur capacité en 2017, et accroître ce taux d’utilisation sera compliqué pour deux raisons.
D’une part, les terminaux de chargement de gaz situés chez les pays producteurs ne seront sans doute pas assez nombreux d’ici à 2025 pour fournir une demande mondiale qui augmente notamment en Asie (nationalisme). Par exemple, pour fournir l’Asie et l’Europe, les États-Unis ne prévoiraient en 2025 qu’une capacité GNL de 85 Mm3, derrière celle du Qatar.
D’autre part, si rien n’est fait, la flotte mondiale de méthanier, 467 navires en 2018, restera sous-dimensionnée pour répondre à la hausse de la demande mondiale de GNL, notamment celle du triangle Japon-Corée-Chine. Reflet de cette pénurie, le prix spot de ce fret maritime particulier passait de quasiment 1000 $ par jour en 2016 à près de 180 000 $ par jour en 2018. En conséquence, si les capacités des terminaux européens devaient fonctionner à 100 %, ce sont près de 2000 transits de méthaniers supplémentaires qui devront mettre le cap sur l’Europe du Nord et du Sud. Ils emprunteraient des routes parfois surchargées, donc dangereuses, telles que la Manche et la Baltique. Ici, les pollutions pétrolières maritimes liées aux tempêtes d’hiver sont de mauvais souvenirs. Enfin, à l’inverse d’un gazoduc qui ne pollue pas, les méthaniers polluent comme une voiture roulant au GNL.
Au final, pour le moment, le GNL à la fragilité d’une start-up prometteuse, mais dont toutes les conséquences de sa future vitesse de croisière ne sont pas encore connues. À quoi servirait cette solution, si on ne pouvait pas transporter ce GNL sans intermittence, en quantité suffisante et en toute sécurité ?
L’avenir gazier européen évolue entre la sécurité d’un tube et celle d’une armada de méthaniers. Il ne faut pas se tromper entre une livraison de gaz de type Amazon, en gazoduc, et une livraison de type Uber, en bateau. Cette différence stratégique entre gaz russe et étatsunien est également à anticiper sur le prix du gaz.
En moyenne, le coût de production du gaz russe est proche de 0,9 $ le Million de Btu et son transport par gazoduc coûte 1,2 $ MBtu jusqu’à la frontière russe. Là, une taxe de 30 % est perçue, mais elle pourrait être aménagée pour que le prix gaz russe reste proche de 2,5 $ MBtu. Ses gisements permettent à Moscou d’exercer sa stratégie coûts-volumes. Ce sont les sens des mots du président Poutine lorsqu’il parle de « décision économique » et non pas politique.
Le coût de production du gaz de schiste étatsunien est d’environ 3-4 $ MBtu. Les coûts de transport sont de 2 $-3 $ MBtu. Total, 7 $ MBtu en moyenne. Toutefois, l’hégémonie commerciale imposera que les États-Unis considèrent que le coût d’extraction du pétrole et du gaz de schiste mélangés soit supporté par le seul pétrole. Ainsi, au lieu d’être torché, le gaz de schiste serait exporté avec un point mort à zéro. Son prix de vente serait juste égal à son coût de transport. Sans évoquer le mot dumping, les États-Unis auraient ainsi des gisements de gaz de schiste permettant une stratégie de focalisation. C’est la raison de l’ire commerciale anti-européenne du Président Trump.
En Europe du Nord, les prix sont stables et proches des 7 $ MBtu, tandis qu’ils sont plus élevés au sud entre 7 $ et 10 $ MBtu entre l’été et l’hiver. L’Espagne dispose du plus grand nombre de terminaux GNL. Les États-Unis insistent pour que la France paye l’interconnexion pyrénéenne. Ce n’est pas une mauvaise chose pour équilibrer les prix nord-sud vers le bas.
Que doit faire l’Europe, où se trouve son intérêt ?
L’intérêt de l’Europe est de réduire le coût du gaz pour ses habitants. Son intérêt est donc de promouvoir l’utilisation de NS1, de Yamal, promouvoir la construction de NS2, de South Stream, voire la construction d’un nouveau gazoduc en remplacement de Fraternité si celui-ci devient obsolète. Son intérêt est également de promouvoir une plus grande utilisation de ses terminaux et recevoir du GNL du monde entier, dont les États-Unis. Il faudra d’ailleurs peut-être construire plus de terminaux au fur et à mesure de l’effacement du charbon européen. L’intérêt de l’Union est enfin de promouvoir la construction de méthaniers, et probablement de revisiter leurs règles de navigation dans ses eaux et ses détroits.
C’est aussi son intérêt de bousculer les stratégies de puissance des producteurs via ses stratégies d’influence de consommateur en réalisant un grand carrefour européen de négociants armés du GNL. Développer ce carrefour d’échanges européens signifie accroître les interconnexions Nord-Sud de l’Europe. Une fois le verrou flagrant franco-espagnol ouvert, le gaz algérien et le GNL du Golfe Persique, via les terminaux espagnols sous-employés, passeront du sud au nord. Inversement, le gaz se déplacera du nord vers le sud lorsque les prix du GNL nécessiteront un rééquilibrage. Développer le carrefour du commerce européen, c’est aussi atteindre l’autre sud en améliorant les interconnexions entre l’Allemagne, l’Autriche et la France avec l’Italie et la Grèce. Accroître le rayonnement du négoce en Europe et affaiblir l’offre au profit de la demande, c’est multiplier les hybridations GNL, c’est augmenter la dimension quantique du gaz en multipliant par 3, 5 ou 10 les capacités GNL européennes. Combattre la peur du gaz, c’est continuer à réformer le marché européen du gaz et le transformer en or bleu.
Si elle fait cela, l’Europe éliminera les nationalismes énergétiques naissant en Europe, elle réduira aussi la facture de gaz des européens, non pas de 30 % comme la Pologne l’indiquait, mais Bruxelles pourrait diviser par deux le prix du gaz. Mécaniquement le prix de l’électricité baissera également.
Quoi de mieux pour qu’enfin nous roulions tous en voiture électrique, sans charbon ?