Temps de guerre ou pas, les producteurs de matières premières ont toujours autant besoin de leurs clients que l’inverse
In Le Monde 15/04/2022 (version absolue)
Pas un jour ne se passe sans que, en boomerang des sanctions contre la Russie, des déclarations anxiogènes pointent une future « guerre des métaux », une disette de « métaux rares » qui frapperaient nos industries. Les stocks mondiaux sont déjà bas en raison de la reprise postpandémie et alors que l’Ukraine, qui représente environ 9 % des importations européennes d’acier (en 2021) et exporte du fer et des ferroalliages, voit son infrastructure logistique et certaines de ses capacités métallurgiques et minières pulvérisées par les bombes. Cette chorale « pro-pénurie », véritable cinquième colonne minant notre volonté de combattre, espère que ce qu’une sanction a fait, une annulation de la sanction le défasse. Mais il faudrait au préalable que de grands changements interviennent à la tête de la Russie…
En réalité, temps de guerre ou pas, les producteurs de matières premières ont toujours autant besoin de leurs clients que l’inverse. L’Occident sanctionne donc en fonction de ses intérêts : la production électrique des États-Unis dépend à hauteur de 20 % de l’uranium russe, le gaz russe est indispensable à l’Europe, le nickel ou le palladium russes sont essentiels au deux. Jusqu’à présent, aucun n’est concerné par les sanctions. La logistique, les usines et les mines russes sont intactes, peu de livraisons physiques de métaux russes manquent à l’appel, à l’exception de produits des filières aluminium et acier et aux effets indirects des autosanctions sur le fret maritime et les assurances de transports.
En outre, les « métaux rares » n’existent pas, ce concept n’a jamais été défini ni scientifiquement ni géologiquement ni par des éléments de marché. Il n’est qu’une fake-news alarmante très française, pro-pétrole et anti voiture électrique qui a cristallisée en faisant ses premières victimes chez les hommes d’État. Démasquée par le succès des voitures électriques elle se prolonge néanmoins dans son soutien aux mines sous-marines sous prétexte que « l’exploitation propre d’hydrocarbures off-shore justifierait l’exploitation de mines sous-marines », alors que l’impact sur la biodiversité de l’exploitation des monts hydrothermaux ou de nodules sous-marins est inconnu, non maîtrisé et donc incompatible avec une exploitation responsable. Sans épiloguer sur la sécurité de ces navires-mineurs en temps de guerre, la lutte contre le carbone ne justifie pas un remède pire que le mal et nombre d’industriels s’interdisent d’utiliser une telle production. Une autre néantise serait le « don’t look up » et l’exploitation de minéraux extraterrestres, à moyen terme, elle n’offre aucune solution financière, technique ou bio-environnementale et nous connaissons déjà la fin de ce film.
Dans une vraie guerre, il n’y a plus de « grands métaux » abondants ou de « petits métaux » critiques puisque tous sont stratégiques. Et, il existe plusieurs outils pour pallier d’éventuelles pénuries, si tant est qu’existe une volonté politique de les activer.
Premièrement, les prix peuvent être réglementés. Tsingshan, premier producteur mondial de nickel, avait utilisé des produits dérivés pour vendre à terme la future augmentation de sa production sur le marché des métaux de Londres (London Metal Exchange, LME). Des investisseurs avaient acheté ses positions, assurant ainsi la liquidité du marché. Mais entre le 24 février et le 8 mars 2022, le cygne noir de l’invasion russe, la spéculation et la panique ont quadruplé les prix du nickel, sans guère de lien avec les fondamentaux du marché — offre, demande, coût de production. Les vendeurs faisaient face à des pertes abyssales, les fonds d’investissement à des profits colossaux. Le risque d’une crise financière systémique s’ajoutant à la guerre en Ukraine, le LME a tout simplement annulé les prix du 8 mars. Le contrôle d’un prix excessif par élimination de l’obstacle, ici l’investisseur, est courant en économie de guerre tout comme y sont régulés les prix excessifs d’autres métaux, d’énergies ou de produits agricoles.
Le deuxième outil est le trio substitution-écoconception-recyclage. Parce qu’il est constructeur de batteries et non pas industriel de l’automobile, Tesla sait que la production de nickel, un métal exporté notamment de Russie et composant majeur des cathodes de batteries avec le cobalt, est captée à 65 % par la production d’acier inoxydable. En conséquence, Tesla remplace depuis deux ans le nickel et le cobalt de ses batteries par du fer. Il est déjà capable d’équiper jusqu’à 70 % de ses voitures avec cette métallurgie abondante…mais fabriquée en Chine. Compte tenu de son avance, Tesla construira peut-être dans 30 ans la moitié des 100 millions de véhicules électriques vendus annuellement dans le monde. Si 70 % ou plus ont des batteries au fer plutôt qu’au nickel, il y aura d’autant moins de pénurie de métal que d’autres innovations chinoises permettent déjà de substituer le profus sodium au lithium, en attendant d’autres matériaux plus abondants et performants, tel des cathodes au souffre . L’écoconception, qui facilite le recyclage des métaux à l’infini et avec profit, soutiendra l’ensemble. L’Europe s’est engagée dans l’industrie des batteries, mais elle laisse le leadership de ces solutions de substitution à l’Asie – à la Chine en particulier, alors qu’une économie de guerre devrait donner la priorité à ces innovations de substitution.
Le troisième outil est la constitution de stocks stratégiques. En France, cela nécessiterait que s’organise une concertation entre un État stratège conscient de ses dépendances et des industriels lucides, et qu’un véritable ministère du Plan décide qui les finance, qui les utilise et dans quelles circonstances. Bâtir de zéro un tel stock de souveraineté pour le long terme, tout en naviguant à vue dans le court terme spéculatif, sera compliqué, car le gouvernement et l’administration n’ont ni la compréhension ni les ressources financières ou humaines pour le diriger. Seuls quelques industriels constituent des stocks, pour autant que leurs conseils d’administration acceptent de les créer et de les gérer.
Le quatrième outil est de relancer les productions nationales. Le 31 mars, Washington a activé le « Defense Production Act », destiné à encourager la production nationale de matériaux utilisés pour les batteries électriques. La France pourrait également adopter une doctrine minière et métallurgique et oser exploiter avec responsabilité ses gisements métropolitains de tungstène, de titane, de lithium, d’étain, d’antimoine, de cuivre…Et ressusciter sa métallurgie des métaux stratégiques, dont la désindustrialisation a fondé des fortunes colossales, telle celle du métallurgiste Comptoir-Lyon-Alemand-Louyot, dont le dernier propriétaire connu fut Fimalac. Une telle économie de guerre à l’échelle européenne pourrait viser une indépendance minière d’environ 50 %, contre 5 % actuellement.
L’invasion russe n’a pas déclenché de réelle pénurie. Mais, à plus long terme, sans finances, sans technologies, sans partenaire, la Russie deviendra un producteur aléatoire et marginalisé sur le marché ressources naturelles. Mais son exil peut être effacé si nous troquons le conformisme actuel pour le dynamisme métallurgique et minier. Cela n’a été ni pensé ni réalisé, à aucun moment, depuis plus de quarante ans. Le moment est venu d’éliminer cette malédiction industrielle française.