Souveraineté industrielle et énergétique : le cas exemplaire de l’aluminium français
GRAND ENTRETIEN In la Tribune 20/08/2022 Propos recueillis par Jérôme Cristiani
LA TRIBUNE – Au regard de ses besoins en aluminium, quelle est la situation de la France ? Quelle quantité consomme-t-elle chaque année et combien est-elle capable de produire pour ses besoins ? En termes de souveraineté, de sécurisation de sa chaîne de fabrication de l’aluminium, quels sont les atouts et les faiblesses de la France ?
DIDIER JULIENNE – D’abord, un bref rappel des grandes étapes de la fabrication de l’aluminium. En premier lieu, il faut extraire du sous-sol un minerai, la bauxite. Pour donner tout de suite un ordre de grandeur, il faut 4 tonnes de bauxite pour faire 1 tonne d’aluminium. Une fois extraite, cette bauxite doit être transformée en alumine, dans une usine spécifique, une raffinerie, par broyage et ajout de soude caustique, entre autres. Puis, dans un autre type d’usine, cette alumine est transformée par électrolyse en aluminium primaire, qui via l’étape de la fonderie, sortira sous forme de lingots, fils, plaques, billettes à destination de toutes les entreprises industrielles de transformation… Ce processus consomme tant d’électricité que l’on peut dire que l’aluminium, c’est de l’électricité solide !
Enfin, selon trois procédés (emboutissage, tréfilage et laminage), ces premiers sous-produits que sont les lingots, fils, plaques, billettes seront mis en forme pour devenir des produits finis : carlingue d’avion, jante de voiture, profilé de fenêtre, cadre de vélo, canette de soda… En France, les secteurs grands consommateurs d’aluminium sont le transport (aéronautique, automobile), l’emballage, la construction, les biens de consommation courants, le câblage électrique…
La France consomme sur son territoire chaque année entre 1,2 et 1,3 million de tonnes d’aluminium, ce qui signifie qu’elle consomme environ 5 millions de tonnes de bauxite.
Or, la France, inventeur de l’aluminium et premier producteur mondial de bauxite (dans Les Baux-de-Provence) jusqu’en 1939, non seulement n’extrait plus ce minerai de base en grand volume depuis la décennie 1970-1980, mais a également arrêté sur son territoire sa transformation en alumine.
Les grands gisements de ce minerai, très abondant dans la croûte terrestre (8 %, plus que le fer) ainsi que les usines d’affinage de la bauxite en alumine, se situent à l’étranger : aujourd’hui en Australie, en Guinée, aux États-Unis et au Brésil.
Paris est donc totalement dépendant de pays étrangers pour les deux premières étapes de la chaîne de valeur aluminium, c’est-à-dire pour le minerai ainsi que pour l’alumine.
La France a en revanche gardé une capacité industrielle de fabrication d’aluminium primaire par électrolyse de l’alumine avec ses deux usines d’électrolyse et fonderies d’aluminium (Aluminium Dunkerque et Trimet Saint-Jean-de-Maurienne, la première adossée à une centrale nucléaire, la seconde à un barrage hydroélectrique).
Ces usines importent de l’alumine pour produire de l’aluminium, en lingots (de quelques kilos à plusieurs tonnes), billettes, fils, etc. La production nationale actuelle tourne autour de 600.000 à 700.000 tonnes d’aluminium primaire. Soit 50 % seulement des besoins de la France. Le solde d’aluminium primaire est importé.
La question de l’alumine semble donc absolument cruciale pour la France puisqu’elle doit importer 100% de ses besoins. Qui sont les grands fournisseurs d’alumine mondiaux, et desquels la France dépend-elle le plus ?
Sachant qu’il faut 2 tonnes d’alumine pour produire 1 tonne d’aluminium et, sauf si c’est de l’aluminium recyclé, la France importe donc l’équivalent de 1,2 et 1,4 million de tonnes d’alumine… pour pouvoir produire ses 600.000 à 700.000 tonnes d’aluminium primaire.
Parmi les grands raffineurs d’alumine, en dehors des gigantesques usines chinoises, on trouve par exemple le norvégien Norsk Hydro qui opère la plus grande raffinerie d’alumine au monde sur le site d’Alunorte, au Brésil. Mais au niveau mondial, avec 6,4 Mt d’alumine produite, il est devancé par le leader mondial, Rusal, qui en produit 7,8 Mt (chiffres 2017) dans plusieurs usines, dont une située dans l’UE justement.
L’outil industriel européen et français dispose en effet d’une usine de transformation de bauxite en alumine située à Aughinish, en Irlande, et qui appartient au géant russe Rusal, et qui était jusqu’à récemment alimentée à 70 % par de la bauxite de Guinée (provenant… des mines de Rusal), le reste par de la bauxite du Brésil. Cette installation est vitale pour l’industrie tricolore : en 2017, 85 % des importations françaises d’alumine provenaient de ce site irlandais de Rusal.
Si la Guerre en Ukraine provoquait une tension insoutenable du marché de l’alumine, peut-on imaginer l’Union européenne s’emparer des installations de Rusal en Irlande – en innovant par une nationalisation au titre de Bruxelles, par exemple ?
En réalité, c’est déjà quasiment le cas car, bien qu’appartenant toujours à Rusal, la direction de cette usine ne fait pas un pas sans l’accord du gouvernement irlandais. Et, pour les États membres, cette usine est très clairement dans l’UE, et personne n’accepterait un quelconque chantage à ce sujet.
Mais l’approvisionnement de l’Union européenne en alumine dépendait également d’une autre grande usine de Rusal, mais située en Ukraine cette fois, à Nikolaev près de la ville portuaire ukrainienne de Mykolaiv. Sa capacité était de 1,7 Mt, soit 20 % de la production de Rusal. Cependant, quelques jours après le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 1er mars, le groupe russe a décidé l’arrêt temporaire de la production en raison d’inévitables difficultés logistiques, notamment de transport via la mer Noire.
Et quinze jours plus tard, on apprenait que Rusal déroutait vers l’Irlande ses cargaisons de bauxite guinéenne destinées initialement à la raffinerie d’alumine de Nikolaev.
Rusal possède une autre usine d’aluminium, en Sibérie orientale, celle de Saïanogorsk, dont 97% de la production de produits semi-finis sont exportés vers les pays occidentaux. Elle recevait son alumine de l’usine de Nikolaiev, et son énergie de la centrale hydroélectrique de Saïano-Chouchenskaïa, à laquelle elle est adossée.
Et d’où provient l’électricité qui alimente cette usine irlandaise d’alumine stratégique pour la France et l’Union européenne ? Est-elle couplée à une centrale nucléaire ou hydroélectrique ?
Au début, l’électricité utilisée par l’usine d’Aughinish était produite à partir du fuel, mais aujourd’hui (chiffres 2020), elle est produite à 57 % à partir du gaz et à 22% par de l’éolien. Et le gouvernement irlandais lui a récemment donné l’autorisation de produire partiellement avec l’électricité éolienne fatale grâce à l’adjonction d’un « boiler » à haute pression.
Vous l’aviez dit en septembre 2018, dans votre article « Accès vulnérable », l’aluminium est une matière stratégique pour la France. Comment la situation a-t-elle évolué depuis ?
Ce n’est pas l’aluminium qui est stratégique en Europe au titre de la souveraineté, ce n’est pas non plus la bauxite qui est présente dans de très nombreux coins du globe. L’élément stratégique pour l’Europe, et donc pour ses industries consommatrices d’aluminium, c’est le goulot d’étranglement de la transformation de bauxite en alumine. Ce sont donc les usines d’affinage qui sont stratégiques.
En 2018, après la flambée des prix des métaux, notamment l’acier et l’aluminium, consécutive au déclenchement de la guerre économique par le président Trump, je tirais le signal d’alarme sur la nécessité de s’équiper de nouvelles doctrines ressources naturelles et notamment pour l’alumine. En effet, même si les prix refluaient en partie, nous voyions se profiler, une fragilisation des filières aval. Hélas, je constate que 4 ans après, aujourd’hui la situation est à nouveau tendue.
Quelle que soit l’origine du gaz qui est consommé en Irlande, russe ou autre, la guerre en Ukraine a provoqué une inflation du prix du gaz qui s’est répercutée sur le prix de l’électricité, donc sur le coût de fabrication de l’alumine, puis de l’aluminium. Le prix de l’aluminium a donc flambé jusqu’à près de 4.000 dollars la tonne ($/t) fin février, alors que sur les dix dernières années son prix moyen était aux environs de 1.800 $/t.
De son côté, le premier producteur mondial, la Chine, baisse sa production, car Pékin est, lui aussi, en crise de surconsommation électrique. En ce moment même, les provinces chinoises, notamment le Sichuan et le Yunnan, rationnent les consommateurs et ont demandé aux électro-intensifs – producteurs d’aluminium et aciéries – de fermer pour éviter les coupures de courant à la population. La capacité impactée par les fermetures de ces usines d’aluminium chinoises est d’environ 1,6 Mt d’aluminium, soit plus que toute la consommation française (1,2 à 1,3 Mt). Mais dans le même temps Pékin a réussi à augmenter ses capacités de production dans d’autres régions de manière impressionnante : de plus 4,5 Mt en un an (2021-2022). Et si elle n’avait pas été obligée mettre en vacances forcées les 1,6 Mt, elle aurait augmenté sa production de 6,1 Mt, soit environ 7% de la production mondiale.
Bien que sa production ne puisse pas compenser les effets de la guerre en Ukraine, quand Pékin priorise la climatisation de sa population souffrant de la canicule, cela peut avoir un impact mondial sur les prix. Heureusement, l’émergence d’une récession chinoise atténue la hausse, et les prix ont reflué vers les 2.400 $/t.
Que devrions-nous faire pour réduire la dépendance en alumine de l’Europe ?
Une solution serait de produire plus d’alumine sous contrôle européen. Le problème se présente sous deux formes.
Pour les États membres et les constructeurs automobiles et aéronautiques européens, l’usine irlandaise d’Aughinish est européenne et, bis repetita, personne ne permettrait qu’elle soit l’objet d’un chantage. C’est pourquoi, si la Guerre en Ukraine provoquait une tension insoutenable autour de l’usine irlandaise, une question est : les Européens pourraient-ils en prendre possession ? Tout comme une nation prend des décisions de sécurité nationale, l’Europe pourrait-elle innover en décidant que la « sécurité stratégique européenne » est en jeu et provoquer une vente forcée voire une « nationalisation européenne », afin de ne pas laisser Dublin seul face à Moscou? Nous avons récemment vu le résultat de telles situations pour des groupes français en Russie, notamment Renault.
L’autre solution serait naturellement de multiplier des usines d’affinage au pied des mines de bauxite, dans les pays producteurs via des partenariats européens. C’est la verticalisation des filières, une stratégie chinoise qui fonctionne en Indonésie pour la production de nickel et d’acier, ou celle de Rusal en Guinée pour l’alumine. Les producteurs de bauxite sont nombreux : Australie, Jamaïque, Canada, Brésil et bien sûr la Guinée qui réclame en ce moment même de nouveaux investisseurs dans ce domaine.
Le problème reste toutefois la source de l’électricité. En Guinée, il n’existe pas de réacteur nucléaire, l’Australie est célèbre pour son électricité charbonnière, en revanche, le Brésil et le Canada sont connues pour leur hydroélectricité.
Si l’alumine importée est fabriquée à partir d’électricité carbonée et que la réglementation européenne sur le carbone importé est implémentée, le renchérissement du prix de la tonne d’aluminium serait substantiel.
Comment, sur le plan des coûts, se répercute la taxe carbone tout au long de la chaîne de fabrication de l’aluminium ?
Si elle a été fabriquée avec de l’électricité à base de charbon, 1 tonne d’alumine a dégagé environ 2 tonnes de carbone. Assujettie aux frontières européennes à une taxe de 50 euros la tonne (estimation basse, l’OCDE vise 60 euros) de carbone, cette tonne d’alumine sera taxée de 100 euros. Comme il faut 2 tonnes d’alumine pour fabriquer, une tonne d’aluminium, on aura avant même de commencer à lancer l’électrolyse une taxe pendante de 200 euros pour la tonne d’aluminium une fois produite (presque 10 % du prix actuel de la tonne d’aluminium actuel qui est d’environ 2 400 euros).
Maintenant, il faut passer à l’électrolyse de l’alumine pour obtenir de l’aluminium primaire, une étape très consommatrice d’électricité. Si cette électrolyse utilise de l’électricité à base de charbon, la fabrication d’une tonne d’aluminium aura dégagé au total une charge carbone de 15 tonnes, soit 750 euros de plus à payer pour 1 tonne d’aluminium primaire (soit une hausse de 31 % par rapport à ces 2 400 à payer). L’une comme l’autre de ces augmentations de prix seraient difficilement soutenables.
Avec une électricité à base de gaz, le même cycle métallurgique produit encore 10 tonnes de carbone… Alors qu’avec du nucléaire ou des renouvelables, il tombe à 2 ou 3 tonnes de carbone. C’est un peu plus que la consommation électrique nécessaire pour faire de l’aluminium recyclé, mais, en France, comme le recyclage est insuffisant, il ne faut pas pour l’instant compter sur cette filière pour fournir toute notre consommation.
Compte tenu de ce rapide bilan, l’un des pays au monde où l’impact carbone serait le moins important pour effectuer le cycle complet serait la France, grâce au nucléaire.
Enfin, bien que notre pays ait une longue expérience dans l’aluminium et dans la gestion étatique de ses boues rouges, celles-ci constituent une pollution indéniable, autant à l’état liquide que sous la forme de poussière. Une tonne d’alumine produite engendre une tonne de boues rouges contenant des métaux (titane, fer, terres rares, scandium, aluminium…).
Le problème, pour les scientifiques, est d’une part de valoriser ces métaux critiques et d’autre part d’utiliser le reliquat dans de nouvelles filières, telles que la construction, la catalyse, le contrôle des eaux usées…
Il faut donc bien construire son partenariat et c’est pourquoi l’électricité éolienne et solaire doit se multiplier chez les pays producteurs autour des zones des alizés. Sinon, à l’international, la concurrence en faveur de pays sans taxe carbone sera outrageusement déséquilibrée.
Comment combattre cette énorme distorsion de concurrence ?
Cette distorsion de concurrence ne pourra se résoudre que si nous trouvons des producteurs d’alumine produite avec de l’électricité décarbonée et peu coûteuse – renouvelable ou nucléaire. Peu de pays disposent de nucléaire. Côté énergies renouvelables, on en trouve au Brésil, en Norvège, ou en Islande grâce à son électricité géothermique.
Toutefois, avant les effets délétères de cette éventuelle taxe carbone européenne, le prix de l’électricité est un sérieux problème de concurrence car, suivant les pays, il est déjà un avantage ou un désavantage compétitif déterminant pour les producteurs d’aluminium primaire.
En conséquence, parce que coûteuse sur notre continent, le prix de l’électricité est passé de 40% à 80% du prix du métal, et nombreuses sont les usines européennes d’aluminium primaire à l’arrêt à cause de l’inflation électrique ; la dernière en date est le site Slovalco de Norsk Hydro, en Slovaquie. Elle annonçait réduire sa production autre que le recyclage, uniquement parce que son approvisionnement électrique est un handicap insurmontable vis-à-vis des prix du marché.
La situation est d’une grande complexité, comme s’y prendre pour en sortir?
Chacun l’a compris en Europe, c’est l’affinage de bauxite en alumine qui est stratégique. Ce qui m’intrigue le plus, c’est que l’expérience de tension sur tous les métaux et sur les filières industrielles aval que j’avais décrite en 2018 n’ait pas servi à amorcer une réflexion stratégique de réorganisation des filières d’approvisionnement. Quand, du jour au lendemain, le président Trump décrétait qu’Oleg Deripaska était persona non grata et taxait dans la foulée l’aluminium russe, puis chinois, pouvions-nous espérer que ce chamboulement du marché international des métaux permette de dépasser la communication de l’inquiétude pour prendre quelques décisions ?
Depuis 2018… En quatre ans, qu’est-ce qui aurait pu être fait et qui n’a pas été fait ?
L’aluminium, c’est un peu l’éléphant dans la pièce, très encombrant, mais personne ne semble le voir.
Depuis quatre ans, les mines de bauxite n’ont pas changé de place. En revanche, nouer des partenariats avec ces pays pour qu’ils deviennent non plus seulement des fournisseurs de matière première, mais des producteurs de produits transformés est une solution. La Chine est experte dans ce domaine parce que seuls ses intérêts sont en ligne de mire, rien d’autre. C’est moins le cas dans d’autres pays.
Nouer un accord stratégique avec tel pays producteur de bauxite, user de son influence pour qu’il soit équipé d’électricité verte et produise de l’alumine propre, une entreprise métallurgique sait le faire. Et si les États membres ne s’y intéressent pas, Bruxelles peut également le faire, car elle pilote très bien certaines politiques, notamment de mieux en mieux celle de la souveraineté européenne.