In Revue Banque Le 05 09 2018
La table ronde organisée par le Magistère BFA – Banque, Finance et Assurance, animée par Didier Julienne, auteur spécialisé dans la stratégie en ressources naturelles, réunissait : Prune des Roches, Directrice d’investissement infrastructure chez Demeter Partners, Christelle Oberlin, Head of Corporate Lending France chez ING Wholesale Banking, et Jean-Marc Turchini, Head of Corporate Finance chez Engie.
Si la finance souffre souvent d’une image peu positive en termes de création de bien-être social auprès du grand public, elle est désormais un acteur essentiel d’un enjeu sociétal majeur : celui de la transition énergétique et de la lutte contre le réchauffement climatique.
Comment ? D’un côté, les fonds d’investissement spécialisés en énergies renouvelables ont le vent en poupe et les banques s’intéressent de plus en plus au caractère durable et responsable des activités à financer. D’un autre côté, les grands groupes développent des activités dans les énergies renouvelables afin d’attirer de nouveaux types d’investisseurs. Mais serait-ce dans une pure logique de marketing ? Est-ce rentable ?
Pour répondre à ces questions, le Magistère BFA – Banque, Finance et Assurance de l’Université Paris Dauphine a choisi de réunir des professionnels d’Engie, émetteur leader mondial d’obligations vertes sur le segment corporates [1], et deux grands acteurs du financement vert : Demeter, 1er investisseur mondial dans la transition écologique, et la banque ING, un des acteurs mondiaux le plus en vue dans le financement durable.
Effet de mode ou valeur sûre ?
La
première question que nous nous sommes posée est la suivante : la
finance verte est-elle un effet de mode ou une valeur sûre ? Regardons
du côté des obligations vertes. Le total [2]
émis en 2007 (année où est apparue cette classe d’actifs) était de
0,8 milliard de dollars contre 81 milliards en 2016, entre 121 et
155 milliards en 2017 et probablement plus de 250 milliards en 2018. Le
chemin parcouru en 10 ans illustre un intense provignage de ce segment
de marché, mais il reste encore beaucoup à faire. En effet, comme le
rappelle en introduction Didier Julienne, une fois tout comptabilisé,
les besoins de financement des pays, des entreprises et des
collectivités vers un monde sans carbone sont estimés proches de 100
trillions de dollars pour les 15 prochaines années (c’est-à-dire, dans
un premier temps). Mettons ce chiffre en perspective avec la dette
mondiale signalée par le FMI le 5 octobre 2016, soit 152 trillions de
dollars. Cela permet de réaliser l’ampleur de l’enjeu.
Les
obligations vertes ne seront certes qu’une partie de ces 100 trillions.
Dans l’immédiat, elles représentent environ 4 % des émissions annuelles,
mais les volumes ne cessent d’augmenter. Il faut noter en parallèle le
développement rapide des fonds d’investissement consacrés à la finance
verte. Ainsi Demeter qui est un acteur majeur du capital investissement
pour la transition énergétique et écologique est passé de 105 millions
d’euros sous gestion en 2006 à plus d’un milliard d’euros en 2016. Cette
société de gestion de fonds gère aujourd’hui 10 fonds et intervient à
tous les stades de maturité : start-up, PME, infrastructures. Demeter
vient récemment d’être retenu pour gérer Paris fonds vert qui a vocation
« à rassembler des financements majoritairement privés et à les
investir dans des PME à fort potentiel de croissance qui développeront
des solutions innovantes dans les domaines de la transition écologique
pour Paris ». Les critères d’investissement sont le bâtiment durable, la
mobilité durable, l’énergie verte, la qualité de l’air, les
technologies de l’information et de la communication pour le climat.
Pour Prune des Roches (Demeter), la lutte contre le réchauffement
climatique génère de vastes projets d’investissement diversifiés qui,
au-delà d’un simple effet de mode, s’inscrivent dans la durée.
Christelle
Oberlin (ING) partage cet avis. La banque néerlandaise a réfléchi
depuis de nombreuses années sur sa propre empreinte carbone. Le siège
social de la banque va ainsi déménager sur un campus autosuffisant.
« Nous avons de plus la conviction que la performance en matière de
développement durable est un facteur de compétitivité et de performance
économique. C’est aussi pour cette raison qu’ING accompagne les
entreprises leader en termes de développement durable. Depuis décembre
dernier, ING a décidé de franchir une étape supplémentaire vers l’arrêt
du financement de l’industrie du charbon. D’ici à 2025, ING ne financera
plus d’entreprises du secteur de l’énergie dont le mix énergétique
contient plus de 5 % de charbon. En matière d’innovation, ING a
introduit sur le marché début 2017 des contrats de crédit responsables
dont la marge dépend de la performance RSE de l’entreprise. »
Jean-Marc
Turchini (Engie) pense de même qu’il s’agit bien d’un changement
structurel majeur. « Engie s’est engagée dans un processus ambitieux de
réduction des émissions de CO2 qui a ainsi conduit à une forte montée du
solaire et de l’éolien dans les projets en cours (20 % et 22 % des
infrastructures en cours de réalisation) alors qu’ils ne représentent
respectivement que 2 et 5 % des capacités installées à fin 2017. Engie
s’est clairement engagée dans une électricité bas carbone pour réduire
le réchauffement climatique. L’accompagnement financier de cette
stratégie a conduit à l’émission d’un volume important de green bonds
investis dans différentes technologies : solaire, éolien, mais aussi
l’efficience énergétique et la mise en place de réseaux de
refroidissement (district cooling network) basés sur des énergies
renouvelables (biomasse, cogénération…) ».
Une prise de conscience générale
Prune
des Roches souligne que la transition énergétique a longtemps buté sur
des problèmes de business models qui ne permettaient pas d’attirer les
investisseurs. Ainsi le développement des véhicules électriques s’est
heurté à l’éternel problème de la poule et de l’œuf : il n’est pas
viable d’investir dans la production de voitures électriques s’il n’y a
que très peu de bornes de recharge installées (car les voitures ne se
vendront pas). Réciproquement, pourquoi investir dans des bornes si
personne n’achète de voitures électriques. Les choses sont en train de
bouger. Les levées de fond pour financer la transition énergétique sont
de plus en plus importantes, même si la finance verte n’est pas encore
la norme.
Un point extrêmement positif est que la finance verte
influe sur la prise de conscience de la problématique environnementale à
l’intérieur des entreprises. Comme le soulignent Jean-Marc Turchini et
Christelle Oberlin, les Chief Financial Officers deviennent
coresponsables du reporting de la RSE. L’empreinte carbone de
l’entreprise y devient un enjeu à tous les niveaux. La banque prêteuse
et la direction financière de l’entreprise emprunteuse, transforment
leur relation. Celle-ci s’enrichit et s’améliore car le dialogue entre
commensaux financiers des deux bords s’approfondit des apports des
techniciens et des gestionnaires terrain qui apportent et expliquent les
reportings transverses, projet par projet. Cette organisation profite
aux entreprises qui fidélisent une source de financement tout en
enrichissant la communication interne ; elle profite également aux
investisseurs et aux banques qui font le pari que leurs clients les plus
verts connaîtront une performance supérieure aux autres. Le même
constat vaudra sans doute pour les obligations sociales.
La régulation et le contrôle des obligations vertes
Le
second thème abordé concernait la régulation et le contrôle des
obligations vertes. Didier Julienne rappelle l’exemple de la Chine qui
permettait encore récemment à l’émetteur, notamment les sociétés d’État,
d’utiliser jusqu’à 50 % du produit d’une obligation verte pour
rembourser des emprunts bancaires ou investir dans l’exploitation de
l’entreprise. Les autres 50 % devraient être dépensés obligatoirement
dans le vert : réduction de la pollution, charbon « propre [3]», infrastructures solaires ou éoliennes.
Il
n’existe pas en Europe de réglementation régissant la couleur verte des
obligations. Une fois capté, nulle sanction si l’argent n’est pas
utilisé dans le vert, un émetteur peut légalement utiliser 100 % des
fonds dans un projet éloigné du dessein d’origine. Il n’y a aucun
caractère contractuel. Toutefois, l’engagement moral est fort. Tout cas
de détournement moral exposerait l’emprunteur à une profonde crise de
confiance de la part d’agences de notation et de souscripteurs. Ses
futures émissions entachées, il en paierait le prix. La réputation des
émetteurs semble être le meilleur des garde-fous.
What is green ?
Christelle
Oberlin rappelle de plus la procédure que doivent suivre
scrupuleusement les émetteurs pour répondre au besoin de transparence.
Elle insiste sur quatre principes :
– l’utilisation des fonds : intention et bénéfice environnementaux clairement expliqués ;
– la sélection des projets : faisabilité et éligibilité au critère « vert » ;
– l’affectation des fonds aux projets identifiés : identification précise des dépenses chez l’émetteur ;
–
le reporting transversal : surveillance détaillée de l’engagement des
fonds projet par projet. Une agence extérieure peut être amenée à
vérifier les projets pour garantir la transparence. Tous les grands
cabinets d’audit ont créé des départements capables de répondre à cette
demande. Et l’ensemble de ces garde-fous est efficace puisque les
obligations vertes sont utilisées à hauteur de 33 % dans les énergies
renouvelables, 30 % dans la rénovation du bâtiment, 15 % dans les
transports, 23 % dans le développement durable de l’eau, l’économie
circulaire, les forêts…
Jean Marc Turchini souligne que le secteur
vert est un marché récent en constante évolution. Il est intéressant de
pouvoir s’intéresser en permanence à l’intérêt écologique d’une
technologie face aux innovations constantes et à une meilleure
compréhension des enjeux. La question en définitive est « What is
green ? ». La question n’est pas si simple et les réponses peuvent
varier au cours du temps. Un barrage est-il vert ? Un projet « vert »
aujourd’hui pourra ne plus être jugé comme tel demain. Nul besoin de
régulation supplémentaire, mais il faut accepter que les standards
puissent évoluer au gré de l’évolution des technologies.
Les avantages pour les entreprises
Troisième
thème, quels avantages la finance verte présente-t-elle réellement pour
les entreprises ? A priori, les obligations vertes sont identiques aux
autres obligations lorsqu’on les approche en termes de structure, risque
ou revenu. Elles ne sont ni plus ni moins coûteuses par rapport aux
autres obligations classiques. Mais depuis peu de temps, la panoplie
évolue. D’obligations vertes, nous passons aux prêts bilatéraux verts
vertueux ou identifiés comme prêts développement durable. Ces derniers
sont particuliers car à la différence des obligations, ils voient la
marge du crédit bancaire évoluer en fonction de la notation verte ou
« durable » de l’entreprise. Ce baromètre est établi régulièrement par
des agences de notation spécialisées, par exemple Sustanalytics ou Vigéo
Eiris ; meilleure est la notation environnementale, meilleur sera le
taux qui n’est plus une maltôte quantitative imperméable aux efforts
environnementaux ou sociaux de l’entreprise.
Au-delà de cet aspect
incitatif, il est de fait de plus en plus difficile de financer des
projets très polluants. Ainsi les mines de charbon en Australie trouvent
difficilement des financements. Globalement, les stratégies de
réduction d’émission carbone sont une bonne politique pour
l’actionnaire.
Comme le souligne Prune des Roches, le risque de
réglementation n’est plus aujourd’hui cantonné à la seule finance verte.
Les investisseurs ne craignent plus seulement qu’un projet « vert »
comme un parc éolien perde ses subventions et donc son attractivité. Ils
craignent désormais tout autant qu’un projet polluant doive supporter
de nouvelles taxes qui viennent réduire son rendement.
De nombreuses opportunités
Pour conclure l’ensemble des participants s’accordent sur le fait que la finance verte est un secteur qui offre de nombreuses opportunités aux étudiants dans une large palette de métiers. Performance et bonne conscience vont souvent de pair en finance. Gageons que les étudiants dauphinois présents en ont pris bonne note et sauront à leur tour donner du sens à la finance.
[1] Le marché obligataire est couramment segmenté en trois catégories d’émetteurs : corporates, financières et SSA (supra-nationaux, souverains et agences)
[2] Les chiffres diffèrent parfois selon les sources, car certains observateurs font parfois des exclusions de ce qui ne leur semble pas « green ».
[3] Le concept de « clean coal » fait débat et ce type d’investissement est souvent considéré comme non éligible sous certains standards de Green Bond.