J’intervenais récemment devant des chercheurs d’EDF et nous nous demandions lesquelles des trois grandes puissances Chine, Inde, Russie (auxquelles j’ajoute le Brésil) sont les plus performantes en Afrique et offrent les meilleures perspectives.
Bien sûr, la Chine qui a dépensé tous azimuts et sans compter pour que sa stratégie gagnant-gagnant devienne le succès que l’on connait est la plus voyante (voir Matières premières et intelligence économique). Mais la Russie a décidé de rattraper son retard, l’Inde aussi. Le Brésil est dans une autre dimension de cousinage post-indépendantiste bien avancée.
Lorsque les apports de ces quatre puissances répondent aux souhaits des gouvernants africains, répondent-ils tout autant à six faiblesses rencontrées en Afrique ? Six remarques qui ne sont pas généralisables à toute l’Afrique, les situations sont si différentes entre les 57 pays du continent ; toutefois, six hérédités souvent rencontrées car les puissances de la pré-indépendance n’ont su pérenniser un remède, les Etats-Unis n’ont pu transmettre un antidote. Les BRIC le sauront-ils ?
La première concerne l’électricité. Pourquoi n’y a-t-il pas plus de centrales électriques en Afrique ? Pourquoi, par exemple, certains pays riches restent dépendants à hauteur de 70 % d’une électricité produite à l’aide de groupes électrogènes ? Les économies d’échelles des centrales hydroélectriques, par exemple, restent impossibles. Pourquoi, dans un riche pays africain, l’électricité « publique » coûte-t-elle sept fois moins chère que l’électricité « privée » mais reste introuvable ? Pourquoi l’électricité « privée » est-elle deux fois plus chère dans un pays riche d’exportations énergétiques que dans l’industrieux pays voisin ? A chaque fois la réponse est identique : « nous avons les textes pour construire des infrastructures, ils sont bons, nous n’avons pas la mise en œuvre ». La production électrique obéit, en quelque sorte, aux intérêts d’une « coalition anti-croissance ». Elle préfère la permanence de solutions temporaires et de secours à la construction, ou la réparation d’infrastructures. Les conséquences sont d’une part des taux de croissance, certes élevés, mais souvent liés aux exportations de matières premières, alors qu’ils pourraient être supérieurs, à deux chiffres, s’ils étaient complétés par une industrialisation. En effet, d’autre part, la désindustrialisation est la victime collatérale et paradoxale. Les importations manufacturières non seulement ne permettent pas l’industrialisation mais découragent une production électrique prévisible, constante et bon marché, premier pas de l’industrie y compris de celle de l’eau. Il faudra suivre avec intérêt l’évolution de la situation sud-africaine et à l’autre extrémité celle du Kenya.
La deuxième est de transformer l’image de l’investissement étranger en Afrique et améliorer sa sécurité. Il ne faut pas plus de gouvernement mais plus de gouvernance. Relativisons immédiatement, le code minier du Botswana, par exemple, ne souffre aucunement à être comparé avec un autre grand pays minier en dehors d’Afrique.
La troisième concerne les entreprises africaines. Les ressources fiscales des pays africains sont insuffisantes et volatiles car liées aux exportations des matières premières dont les prix ne sont pas des modèles de stabilité. Il faut répondre à deux nécessités : la diversification industrielle et la construction d’un tissu de PME-PMI. Elles seront réalisées l’une et l’autre si et seulement une électricité « publique » est produite ; si le financement et la construction d’infrastructures font appel aux compétences locales ; si les entreprises africaines disposent d’un accès aux capitaux grâce à des bourses panafricaines régionales. Le Maroc ou bien la Tunisie sont éloignés de ces écueils.
La quatrième est l’éducation et la formation professionnelle. 1/3 des 100 milliards annuels nécessaires aux investissements structurels africains (électricité, eau, transport) concerne la maintenance d’unités existantes. Le transfert des connaissances est nécessaire car une fois les pays désindustrialisés et sans capacité de maintenance il devient impossible de ne pas citer un banquier panafricain : « l’usine chinoise empêche le développement de l’usine africaine ». Je me souviens de l’exemple d’une entreprise brésilienne constructrices d’importantes infrastructures (routes, minières, chemin de fer) avec de remarquables ratios d’employés locaux supérieurs à 90 %. Là encore les pays du Maghreb sont relativement éloignés de ces problèmes.
La cinquième reste la non-intégration régionale. Le commerce intra-africain est microcosmique par rapport à son potentiel. Les nouvelles infrastructures routières (30.000 km de routes) et les réseaux de télécommunications ne facilitent pas encore les passages transversaux. Sans nuancer, il vous faut emprunter la route qui descend de la mine au port, puis du port au port du pays voisin et, de cette ville, utiliser la route ou bien le chemin de fer qui longeront le gazoduc puis remonteront vers une autre mine dans l’intérieur du pays. De la même façon, téléphoner d’un pays à un autre est renchéri par des passerelles de télécommunication asiatiques, européennes ou bien américaines. Dernier exemple, la libre circulation des capitaux, des biens et des services est parfois impossible d’un pays à l’autre et bride les efforts d’intégration régionale. Il sera là encore plus facile de passer par un moyeu hors d’Afrique.
La sixième concerne l’agriculture. Il est souvent fait référence aux 500 millions d’hectares de terres arables africaines et aux futures fermes africaines louées par des pays non-africains, véritables kolkhozes étrangers, sans se poser la question de la propriété de ces terres. Sans répondre fermement à cette question n’y a-t-il pas un danger tel que celui dont nous avons été les témoins récemment à Madagascar ?
Sous la condition de ces six guérisons les prochainement 2 milliards d’africains représentent la nouvelle frontière mondiale. Celle d’où viendra dynamisme et croissance, en un mot l’Afrique est « bancable » comme une star de cinéma et nos quatre acteurs l’abordent avec des vecteurs intellectuels différents.
La Russie voit dans une Afrique supérieure un partenaire stratégique avec de multiples avantages. Elle n’a aucun intérêt à importer d’Afrique des ressources dont elle regorge. Mais elle concentre ses avancées dans les secteurs qui prolongent ses spécialités car elle trouvera parfois en Afrique des matières premières plus économiques que celles que recèle son immense et riche territoire. C’est une incitation incomparable à exporter des technologies en Afrique notamment. Son souhait est une Afrique modernisée d’infrastructures consommant des ressources africaines afin d’élaborer ensemble une structure améliorée des prix mondiaux de leurs matières premières communes. Russie et Afrique, ensemble nous serons plus forts.
Pour l’Inde, l’Afrique reste dans une dimension de fournisseur de matières premières mais elle apparaît moins lisible, plus lointaine. A l’inverse de la Chine elle n’a pas un pouvoir centralisé et ses grandes sociétés, de gestion privée, ont quelques initiatives coordonnées. Son avantage est de ne pas connaître la même asymétrie démographique vis-à-vis de l’Afrique (qui va doubler sa population) que la Chine (balance hommes/femmes déséquilibrée) ou que la Russie (une baisse démographique notamment à l’est de l’Oural). Ensemble nous irons plus loin.
Pour le Brésil, l’Afrique est son passé proche. Il a toujours en poche les clefs qu’il vient d’utiliser pour son propre développement et il les vend à ses voisins d’outre-Atlantique. Le Brésil comme l’Inde se repose sur des entreprises privées mais comme la Russie il dispose de nombreuses ressources sur son sol. Il prolonge ses compétences dans les mines, l’agriculture, le pétrole, les BTP. Ensemble nous irons plus haut.
La Chine veut les trois
grandes familles (énergie, minerais, agriculture). En consommateurs
avisés et rationnels, les 57 pays d’Afrique ne résistent pas à échanger
leurs ressources naturelles contre des infrastructures fondamentales et
équipements divers fabriqués ou conçues en Chine. Elle utilise son
charbon pour produire l’électricité que ses usines consomment pour
transformer des matières premières, notamment africaines, revendues sous
forme de produits manufacturés notamment en Afrique. Chine et Afrique,
ensemble nous irons plus vite.
Au-delà de l’interdépendance, ce commerce afro-chinois est essentiel à
la cadence de la croissance économique chinoise, elle même gage de
fidélité aux autorités de Pékin des populations chinoises nouvellement
urbanisées. Mais ces autorités répondent aussi aux critiques
d’amplification du chômage africain par la création d’emplois dans des
entreprises chinoises situées dans (pour le moment) sept zones
économiques spéciales (ZES) (Zambie, Maurice, Angola, Ethiopie,
Mozambique, Tanzanie, Ouganda). Ces sept premiers pôles de
compétitivité, plan bienfaiteur pour la libéralisation économique
africaine, permet à la Chine d’être encore plus globale et ils
engendrent des emplois. Des usines chinoises de Chine, minées par une
main d’œuvre moins docile, bientôt concurrencées par des usines
chinoises d’Afrique ? Intéressant ! D’où ce besoin actuel de formation
de cadres chinois au management africain.
L’Afrique peut-elle connaître une croissance indépendante de la Chine ? Aujourd’hui la corrélation est proche de 1. Au lieu d’exporter ses ressources, peut-elle les transformer via des ZES et les consommer à grande échelle (par exemple son cuivre pour ses infrastructures électriques, son minerai de fer pour son acier, son cobalt pour ses batteries, son pétrole) ? Dans l’affirmative, cette situation comporte-t-elle un risque de pénurie relative pour la Chine et remettre en cause son modèle intérieur ? Les ZES chinoises en Afrique seront-elles tôt ou tard en concurrences avec leurs grandes sœurs chinoises ou bien seront-elles spécialisées ?
Si le consommateur africain se réveille la Chine tremblera-t-elle ? Dit autrement : en Afrique le danger pour la Chine c’est … l’Afrique !
Publié dans Les Échos le 06 07 2010