Paris-Sotchi-Norilsk, Déficit minéral européen et excédent russe

In Les Échos le 13 02 2014

Norilsk, ville stratégique polaire de Sibérie septentrionale éponyme du groupe minier russe Norilsk Nickel. Alors que j’y travaillais et conversais avec des scientifiques de la société, l’un d’entre eux me désigna en un regard le vaste horizon oriental de la ville : c’est une « nouvelle frontière minière » ; les terres inexplorées sont immenses jusqu’à l’océan Pacifique, les ressources stratégiques y sont nombreuses et elles seront un jour exploitées.

Comment assurer la demande minérale de l’Europe ? C’est une question que je me suis longuement et souvent posé pendant que je travaillais au sein de groupes russe (Norilsk Nickel), américain et européen qui m’entrainaient vers des territoires miniers, des marchés et des métaux stratégiques aussi variés que : les platinoïdes, les terres rares, les métaux précieux, les métaux de base, les métalloïdes…  C’est la question sur laquelle je m’exprimais au cours d’un récent colloque à l’Assemblée nationale organisé sous le patronage du député Pouria Amirshah par l’association formée par Jérome Davant, Guillaume Pitron et MTL index.

Puisque l’Europe a réduit pour des raisons diverses l’exploration et/ou l’exploitation minière de son propre sous-sol, une réponse à la pénurie européenne était déjà ,et restera, la Russie et ses vastes espaces. 

Comme toujours, la question n’est pas de connaitre les ressources minérales stratégiques de la Russie. Elle dispose d’un immense sous-sol et à la chance d’être productrice de tout ou presque. Elle est leader ou dispose de gisements de classe mondiale dans les platinoïdes, les sables minéralisés, les métaux de base, les terres rares, le cobalt, l’uranium, le nickel et le cuivre si demandé par son voisin chinois, et une flopée de métalloïdes dont les noms se terminent tous en ium, etc… Le plus souvent, elle est autosuffisante et/ou exportatrice, elle ne manque de rien.

De plus, elle a la chance de voir ses territoires terrestres et maritimes stratégiques s’agrandir au fur et à mesure que les voies navigables du nord lient  l’Europe à l’Asie mais aussi atteignent, avitaillent et assurent une continuité territoriale entre le l’ouest du pays et les zones riches de matières premières stratégiques au nord et au nord-est.

Notre question devient donc : l’’Europe peut-elle avoir accès à ces ressources ? Comment peut-elle se reposer sur cette profondeur stratégique orientale pour ses besoins actuels et futurs de métaux critiques ?

Chacun pense deviner la politique énergétique russe et chacun pense qu’elle est aussi valable pour les matières minérales critiques. C’est une pensée inexacte lorsque l’on contemple la valeur de l’énergie dans l’inconscient russe construit dans des hivers longs, rigoureux voire polaires. Pour les métaux et métalloïdes, en effet, la Russie n’est pas engagée dans une exploitation minière identique à l’exploitation énergétique, parfois pour des raisons d’héritage, parfois de nécessité : l’héritage d’infrastructures soviétiques qui fonctionnaient mais qu’il fallait moderniser ; la nécessité de se limiter à ce que l’on sait faire, ou bien que l’on peut faire car on manque d’engagement et de main d’œuvre pour faire plus (environ 20% de la population russe habitent 75% du territoire à l’est de l’Oural, là existent des richesses inexploitées).

Alliance Russie-Europe

Sans empire mais immense, avec une population active en décroissance, la Russie, doit-elle développer ses ressources stratégiques et pour qui ?
La demande intérieure russe et la production industrielle russe ont des limites naturelles qui n’encouragent pas à l’exploitation de toutes les matières premières. La Russie n’est pas la Chine car ses ressources sont supérieures à ses besoins; l’expression de ces derniers est moins centralisée moins planifiée qu’à Pékin, immensité du territoire là encore ; enfin, ses coûts de production ne sont pas aussi compétitifs.

La Russie peut développer les ressources stratégiques de ses territoires pour des alliances. dans ce cas, elle privilégiera les relations internationales historiques, celles de confiance,  celles du fond des âges, qu’elle sait faire vivre lorsqu’elle le souhaite, et non pas sur des alliances politiques de circonstances.

La première alliance concerne la production: les États de l’empire d’hier qui sont également fortement exportateurs de matières premières stratégiques. Le but est d’agréger les exportations, de créer des commodity hubs. Cette perspective anticipe également les phases d’instabilité que connaîtront ces républiques lors des prochains renouvellements de gouvernants. La Russie encourage une stabilisation dès maintenant:  d’où le projet d’Eurasie douanière différente d’une Union Européenne orientale.


L’Europe est la seconde alliance, celle de la consommation. nous y trouverions une profondeur stratégique orientale tout en devenant l’horizon commercial naturel de la Russie. En effet, développer ses ressources stratégiques minières pour des exportations vers l’Europe transformerait la Russie en une terre d’immigration minière au même titre que l’ont été par exemple l’Australie ou l’Afrique du Sud. En Europe, travailler dans la Russie des matières premières pourrait devenir une idée aussi répandue qu’exploiter une mine en Amérique du sud ou au Canada. Regardons dans le passé, de la fin du XIXe siècle jusque dans les années 1920 le premier producteur de platine de l’Oural n’était-il pas une société parisienne : la Compagnie Industrielle du Platine.

Mais cette réponse de l’Europe à ses propres besoins nécessiterait que d’anciennes diplomaties et limites soient dépassées et que les cartes du « smart power européen » soient placées sur le dessus.

Il serait également réaliste de reconnaître qu’après le sabordage qui mit une fin au régime soviétisme -l’épilogue fut relativement paisible (sauf dans le sud) et rapide si l’on songe aux fureurs et aux longueurs de certaines dissolutions d’empires européens- la Russie est rentrée dans une lente évolution (trop lente pour certains) en direction des démocraties à l’européenne. Cet objectif connait une étape, sur le fond et sur la forme, à mi-chemin entre l’Europe et la Russie historique et inspirée non pas par son Orient mais par son Sud. Mais, cette étape, « oligarchie hellénique contemporaine », n’est pas la ligne d’arrivée. Une diplomatie de l’accès aux ressources contemple d’autres horizons plus lointains.

A l’heure de la fresque historique de la cérémonie d’ouverture des jeux de Sotchi, comment conclure un sujet sur la Russie sans aborder son mysticisme empreint de traditions et dont les rites orthodoxes ancestraux suscitent l’émotion du lien mystique slave qui relie l’être à sa terre. Cette terre natale, à qui le citoyen s’identifie jusqu’aux produits de son sous-sol, c’est la maison commune dont il est l’intendant et non pas le propriétaire. Le tout dans l’immense dimension de son espace ; prenez le temps d’une expédition vers l’est, vers Sakhaline :  le temps se dissout dans le voyage, il n’existe plus ; les paysages défilent, se ressemblent,  deviennent immobiles puis ne sont rompus que par l’apparition d’un fleuve.

Le tout est résumé par Mme de Sévigné : « l’étendue fait tout disparaître, excepté l’étendue même, qui poursuit l’imagination, comme de certaines idées métaphysiques dont la pensée ne peut plus se débarrasser, quand elle en est une fois saisie. »

Elle continue dans la même veine: « Ce qui caractérise ce peuple, c’est quelque chose de gigantesque en tout genre : les dimensions ordinaires ne lui sont applicables en rien. Ni la vraie grandeur ni la stabilité ne s’y rencontrent ; mais la hardiesse mais l’imagination des Russes ne connait pas de bornes, chez eux tout est colossal plutôt que proportionné, audacieux plutôt que réfléchi et si le but n’est pas atteint, c’est parce qu’il est dépassé »

Tout est dit, l’accès aux métaux critiques de la Russie se fera avec une terre et un peuple et non pas contre eux.