In Les Échos le 29 05 2017
La récente confirmation d’une approche entre la division agricole de Glencore et Bunge nous permet de revenir sur l’agriculture, la quatrième facette des ressources naturelles qui complète l’énergie, les métaux et par cousinage le fret (d’ailleurs ubériser le fret maritime sera-t-il un prochain sujet ?).
Une pertinence de l’agriculture française réside dans la structure capitalistique de ses coopératives, intouchables. Dans les semences, le lait, l’élevage, les céréales…, le pays n’est pas abimé par les grandes fusions transfrontalières. En France, puisqu’il la cultive, le monde agricole fait rarement trembler la terre, mais des modifications arrivent par petites touches : des champs achetées par des propriétaires asiatiques, du lait breton acheminé aux enfants chinois et de grands crus à leurs parents. Pour les contrer souvent on légifère, mais une autre méthode serait-elle envisageable ? L’agriculteur qui ne peut pas, ou plus, vivre de son métier ne nourrira jamais son voisin, il existe des moyens d’arrêter cette pauvreté.
À l’inverse, dans le reste du monde, la terre tremble, la tectonique agricole est en mouvement.
En Chine, l’intelligence économique soutient depuis longtemps et avec succès les recherches de souveraineté dans l’énergie, les métaux et récemment dans l’agriculture. Le point de départ de cette stratégie remonte à plusieurs décennies. Elle concerne la formation initiale de l’élite dirigeante tant il est plus simple d’atteindre la souveraineté en énergies-minerais-agriculture lorsque l’école et l’université vous en enseignent le chemin. Sur les 6 derniers présidents et premiers ministres, à l’exception du Premier ministre actuel, juriste, tous reçurent une formation thématique d’ingénieur : électricité, hydroélectricité, géologie, chimie des procédés. Cette chronologie estudiantine imprimait les dernières annales de l’essor chinois : centrales électriques & charbon, hydroélectricité & matériaux, nucléaire, géologie-mines-énergies & fusions transfrontalières et à présent depuis l’accession de Xi Jinping en mars 2013, la chimie des procédés & agriculture.
Le président actuel, qui a entre autres choses une compréhension agricole reconnue, s’est-il interrogé sur la souveraineté agricole qui consiste à nourrir la Chine ? Ne pouvant se nourrir par elle-même (au moins l’équivalent de 30 % du territoire français serait nécessaire pour seulement élever le bétail indispensable), celle-ci doit se nourrir grâce à l’étranger. Par suite, en 2014 la Chine renonçait à l’autosuffisance alimentaire immédiate.
L’impact est connu depuis plusieurs années et il ne suffit pas de regarder la TV du business pour avoir le droit en connaître sur les ressources naturelles, bien au contraire. En 2013, pour 7 Md $ le chinois WH Group (Aoste, Justin Bridou, Cochonou) achetait l’américain leader mondial du porc, Smithfield Foods ; en réponse défensive, pour 130Md $ les Américains Dow-Dupont (second semencier mondial) fusionnaient, opération approuvée par la Chine début mai 2017. Très entreprenante, la société chinoise, Cofco, s’emparait en 2016 des négociants Nidera et Noble Agri pour moins de 5Md $. Puis récemment, l’agrochimiste chinois ChemChina absorbait l’agro-semencier suisse Sygenta (troisième semencier mondial) pour 43 Md $. En contrecoup l’allemand Bayer achetait le semencier américain Monsanto (premier semencier mondial) pour 66 M$, opération en attente d’autorisations. Au regard de cette guerre politico-agricole avec les OGM en toile de fond, nul surprise à l’éventuel mouvement entre Glencore et Bunge et au moins trois généralités économiques de cette avancée seraient décryptables.
Premièrement, personne ne semble étonné qu’un mineur-énergéticien, Glencore, investisse dans l’agriculture. Imaginons qu’un Lafarge ou un Engie achètent un Limagrain (quatrième semencier mondial) ; au-delà du choc des cultures, qui parierait sur la réussite d’un tel attelage ?
Pourquoi Glencore veut-il investir dans les denrées agricoles ? Parce que c’est une terre connue, il est dans l’agriculture depuis avant la crise et un Glen-Bunge serait comme un fameux pianiste retrouvant ses Goldberg. La bonne lecture n’est pas le produit (métaux, énergies, agriculture) mais le métier, le négoce. Mêmes outils, mêmes réflexes et parfois similitude dans les canaux marketing de distribution.
Deuxièmement, l’une des surprises reste la hauteur de l’évènement. La capitalisation boursière de la cible est moyenne, inférieure à 12 Md $. Mais, l’agriculture n’est pas au sommet de sa vigueur, même la potasse (engrais) est en surproduction. En bon trader Glencore tente sa chance en période creuse, avec l’espoir qu’elle restitue plus tard des zillions.
Enfin, l’intérêt du négociant est bien de marier les contrastes. Des prix stables d’un côté et des volatilités de l’autre. À la contraction actuelle des revenus agricoles succéderont peut-être quelques années dynamiques (cf les dix premières années du siècle), et inversement pour les métaux et l’énergie. Mélanger les couleurs permet les meilleurs tableaux.
En conséquence, l’éventuelle absorption de Bunge par Glencore est à décrypter selon deux grilles de lecture : celle de l’agriculture mondiale dans laquelle les traders ont une place et l’ordonnancement trentenaire des réalisations chinoises en ressource naturelle.
À ce dernier titre, au jeu des devinettes sternutatoires, quelles orientations pour les prochaines trente années de l’instigateur du mouvement ? Après les ingénieurs aux visions souveraines, aurons-nous à la tête de la Chine un groupe de neuf membres dont l’initiation initiale restera technique ou bien glissera-t-elle vers le juridique, le militaire, le médical, l’économie, Confucius en cas de délitement implosif, ou bien l’émigration spatiale, l’internet, le climat ou l’eau… ? Chacun a sa petite idée, sans qu’elle soit nécessairement liée à un autre rébus plus imminent : que reste-t-il pour assurer la souveraineté agricole du pays le plus peuplé de la planète, l’Inde ? Vaste conclusion aux réponses inattendues, et là encore ce n’est pas la TV du business qui vous renseignera.