Au-delà du débat entre pro et anti-corridas, il y a l’économie de l’élevage du taureau

Les deux taureaux des arènes de Nîmes
Les deux taureaux des arènes de Nîmes

In La Tribune 05/05/2023

Rarement la politique n’aura autant dynamisé la tauromachie que la campagne anti-corrida de 2022-2023 qui s’est éteinte sans victoire. Depuis le monde taurin s’est mobilisé au sud d’une ligne reliant la Brède en Gironde à Istres dans les Bouches-du-Rhône et passant par Alès dans le Gard, sous la forme d’une vague de nouveaux aficionados accourant aux courses camarguaises, landaises et à la corrida.

Un million de personnes attendues à Nîmes

Les courses camarguaises de Mouries, Eyguieres, des Sainte-Marie de la Mer, à Vallabrègues, de Châteaurenard, Codognan, Saint-Laurent d’Aigouze, Port Saint Louis, Vendargues…, témoignent de cette popularité renouvelée.

La corrida de Pâques d’Arles commençait en retard en 2023 à cause de l’affluence, ses arènes étaient pleines comme un œuf. Le journal de TF1 du 26 avril 2023 mettait à l’honneur « les seigneurs des arènes » des courses landaises. Un million de personnes sont attendues à Nîmes (deuxième arène mondiale de corrida) pour la feria de Pentecôte et les places pour siéger dans son amphithéâtre romain s’arrachent. Les autres grandes arènes de Béziers, Bayonne, Dax, Mont-de-Marsan ou Vic seront aussi au rendez-vous et autour de Montpellier même, les villes de Pérols et de Mauguio recommencent les corridas. À l’initiative des villes et villages, les fêtes votives, abrivados, encierros ou bandidos sont toujours présents tout comme des capea regroupant des élèves toreros de 14 ans face à des taureaux de 2 ans. Enfin les manades sont promises à une grande saison touristique.

L’analyse du monde taurin est souvent controversée. Il s’y mêle un art commençant aux dessinateurs de bovins des grottes de Lascaux, une saga taurine avec la mythologie du Minotaure crétois, une historicité tels les deux avant-corps de taureaux sculptés dans la pierre des arènes de Nîmes par la Rome de l’empereur Auguste ou une opposition entre passion et anthropomorphisme. Toutefois, analyser réellement le milieu tauromachique actuel demande un éclairage sur son économie qui est avant tout agricole.

L’un des élevages les plus extensifs d’Europe

Entre les Bouches-du-Rhône, le Gard et l’Hérault, deux races de bovins, di Biou et Brave, sont élevées entre Camargue et Garrigue. C’est l’un des élevages le plus extensifs d’Europe. Les bêtes vivent en plein air toute l’année et en liberté ; l’élevage est bio et répond aux critères de développement durable parce que les terres agrestes et la ressource alimentaire réduite limitent naturellement la croissance des troupeaux que les éleveurs gèrent avec une écologie rurale traditionnelle. De plus, en Camargue plusieurs élevages offrent par tête de bétail au moins un hectare et demi de prairies ou de landes accompagnées de marais, de sansouire ou de bois, afin de bénéficier du label européen AOP pour la commercialisation de leur viande.

L’ensemble est nécessaire, mais insuffisant pour équilibrer les finances de l’élevage, car un taureau de 4 ans et pesant 450 kg peut déjà avoir coûté 5 000 euros en frais d’élevage et vétérinaire, alors qu’il sera seulement vendu en abattoir entre 400 € sans label et 1500 € en AOP. Il est par conséquent nécessaire de trouver des revenus supplémentaires et c’est ici qu’interviennent les arènes.

Combien de taureaux descendent dans les arènes ?

Environ 30 000 bovins des deux races Brave et di Biou vivent dans quelque 200 manades du triangle du delta du Rhône. Ils chargent spontanément et c’est pourquoi ils vont dans l’arène.

Les courses camarguaises des Bouches-du-Rhône, du Vaucluse, du Gard et de l’Hérault représentent un volume d’environ 5 000 cocardiers di Biou chaque année. Les éleveurs louent les taureaux, aucun n’est tué en arènes et ils effectueront une ou plusieurs cocardes par an. Dans les Landes environ 700 évènements, dont les courses landaises, regroupent autant de vaches, mais de races différentes et là encore aucune n’est tuée.

De la Gironde aux Bouches-du-Rhône ce sont environ 1000 taureaux Brave qui sont vendus aux corridas d’avril à septembre. C’est-à-dire qu’en moyenne annuelle sur l’ensemble du sud de la France 2,73 taureaux sont tués par jour en public dans les arènes françaises. Chiffre à comparer aux 3 millions d’animaux terrestres tués chaque jour dans les abattoirs français selon le site internet de L214.

Combien ces taureaux rapportent-ils aux éleveurs ?

S’il est de la race di Biou, le taureau loué en courses camarguaises accumulera en 10 années de carrière au fur et à mesure de sa progression de 20 000 € à 30 000 € et exceptionnellement 50 000 €. Sa recette couvrira ses frais d’élevage et une petite partie de ceux de son troupeau.

S’il est de la race Brave et élevée en France, il sera vendu en corrida entre 1200 € et 4 000 € en fonction de son âge et de la réputation de sa ganaderia. Sa recette couvrira avec difficulté ses frais d’élevage. Les Brave élevés en Espagne rapportent 2 à 3 fois plus, voire 10 fois plus pour les élevages d’exception. Mais s’il est gracié par le président de l’arène, non seulement il ne rentrera plus jamais dans l’arène, mais c’est dans l’intérêt de l’éleveur. Son taureau sera quasi déifié et il lui assurera un revenu de notoriété très supérieur.

En cumulant les recettes des courses camarguaises, des corridas, et d’autres événements taurins tels que les fêtes votives, les abrivados, encierros ou bandidos, la tauromachie rapporterait aux éleveurs des Bouches-du-Rhône du Gard et de l’Hérault environ 4,5 M€. Une somme qui représente environ 25 % du total de leur chiffre d’affaires. Les autres 75 % sont les recettes touristiques qui disparaîtraient si le taureau était éliminé des exploitations agricoles, la viande cédée en circuits courts et les contributions de la politique agricole commune.

L’équilibre financier de l’élevage est donc rarement à l’équilibre et largement tributaire des recettes des arènes. Cela fut démontré lors des confinements de la covid-19. La quasi-fermeture des arènes et l’absence de ce revenu força de nombreux éleveurs à mener leurs bêtes à l’abattoir pour sauver leurs exploitations. Sans ce revenu, il faudrait le remplacer par des subventions adaptées.

Dernière facette de la tauromachie, les billetteries des arènes. Les corridas, les courses camarguaises et les courses landaises des grandes arènes, mais également celles des centaines plus petites et tous les autres évènements taurins (fêtes votives, abrivados, encierros ou bandidos) rapportent aux organisateurs, qu’ils soient des régies communales ou bien des sociétés privées, environ 15 M€. La plus grande partie est utilisée pour payer les éleveurs, les toreros et les raseteurs, les délégations de service public, etc…

Du micro artisanat local

Contrairement à une légende urbaine, ces chiffres et le nombre d’acteurs impliqués classent définitivement l’activité taurine dans le micro artisanat local. Il engendre cependant de très importantes recettes touristiques indirectes parce qu’il est le vecteur d’un nombre impressionnant visiteur, tel le million attendu à Nîmes fin mai 2023.

Chacun comprend désormais que les artisans éleveurs « ne roulent pas sur l’or ». Sans les arènes leur déficit anéantirait leur activité. Les races de di Biou et de Brave s’effaceraient des terres pauvres camarguaises et des garrigues arides, qui n’ont pas d’autre destination agricole possible. S’éteindraient également les emplois pastoraux d’éleveurs, de gardians et tous les autres de l’écosystème rural qui permettent à cette population de vivre au pays. L’économie artisanale du delta rhodanien en serait déstabilisée. D’autres bienfaits sont souvent occultés, par exemple ceux de la biodiversité. Elle est souvent endémique et périrait, ne serait-ce que sous la forme des ravages des incendies d’été qui n’auraient plus devant eux les coupe-feux qui sont les fruits des défrichages et des débroussaillages naturellement gérés et entretenus par les troupeaux. Compte tenu de ses services indirects, le coût de l’effacement de l’élevage serait important et devrait être redimensionné aux frais de l’État.

Le chiffre 15 millions d’euros de l’artisanat taurin est également à mettre en perspective d’un autre marché, qui n’est pas local mais mondial, celui de la viande naturelle qui pèse près de 800 milliards d’euros.

La viande est au centre d’une guerre informationnelle qui a orienté une bataille contre des maillons de la filière élevage identifiés émotionnellement faibles et financièrement fragiles. L’offensive contre l’artisanat du taureau n’en est qu’une parmi d’autres. Cette stratégie marketing anti-viande naturelle est inspirée par deux concurrents de l’élevage : la viande de laboratoire fabriquée à partir de cellule animale et la « viande végétale » élaborée à partir de végétaux. Elle n’est pas en faveur d’une cohabitation, car elle a pour but de conquérir toute ou partie des 800 milliards d’euros.

Les ambitions du marché de la viande de laboratoire et de la “viande végétale”

À horizon de 10 ans, la part de marché qui sera conquise par la viande de laboratoire à partir de cellule animale est estimée à 150 milliards d’euros. Cette industrie assure qu’à partir de cellules de 150 têtes de bétail, suffisamment de viande de laboratoire peut être cultivée pour nourrir la terre entière. Les 1,5 milliard bovins de l’élevage mondial qui participent au changement climatique seraient donc éliminés, notamment les 30 000 du triangle rhodanien. À terme les mêmes causes provoqueraient les mêmes effets sur d’autres élevages : caprins, gallinacés, porcins…

L’autre substitut à la viande naturelle est la « viande végétale » ultra-transformée dont le marché est prévu à plus de 50 milliards d’euros dans moins de dix ans. Il pourra de son côté éliminer l’ensemble des bovins mondiaux, y compris les 150 derniers nécessaires à la viande de laboratoire, tout comme les caprins, gallinacés, porcins,…,  grâce à un principe simple et astucieux. Plutôt que l’animal participe au changement climatique en transformant des plantes en viande, il vaut mieux éliminer l’animal du processus et extraire directement les éléments nourriciers d’haricots, pois, soja… pour créer un simili viande. La logique est identique au lait végétal. Une fois extraites de légumes locaux ou bien qui peuvent provenir des antipodes sans nécessairement être OGM, les protéines, les acides aminés, les lipides, les minéraux, les vitamines et d’autres adjuvants sont chimiquement convertis en « viande végétale » ultra-transformée.

Dans les deux cas, cette chimie comestible garantit une apparence et une expérience « sensorielle » proche, voire identique, aux viandes naturelles de poulet, de porc, de dinde, de mouton, de bovins…

Ne discutons pas des goûts et des couleurs. Mais généraliser cette alimentation à l’ensemble de la terre est une perspective qui interroge :

  • Quid de l’empreinte énergétique de cette chimie comestible si l’énergie nécessaire à sa production n’est pas neutre en carbone ?
  • Quid du rôle des OGM ?
  • La vitamine B12 est indispensable à la formation des globules rouges et son absence entraîne des risques graves pour la santé humaine. Elle est présente dans la viande animale, mais pas dans les légumes. Cette carence doit être compensée par la prise de comprimés de l’industrie pharmaceutique. Une chimie comestible nécessitera une souveraineté pharmaceutique dans la production de cette vitamine, mais également d’autres composants.
  • Tout comme d’autres aliments consommés avec excès, la chimie comestible peut engendrer des maladies : mortalité précoce, obésité, maladies cardio-vasculaires, cancers, dépression, etc. et à ce, stade, ne faudrait-il pas envisager d’aller beaucoup plus loin et simplifier le processus alimentaire en ne se nourrissant que de gélules élaborées par une nouvelle pharmacie comestible ?

Faire disparaître les animaux domestiques

Enfin, après avoir vu disparaître les troupeaux de leurs exploitations et de nos paysages, par souci d’égalité les ruraux ne demanderont-ils pas aux citadins de faire disparaître leurs animaux domestiques des villes et des appartements ? Ne participent-ils aussi au changement climatique ? Chats, chiens et nouveaux animaux de compagnie répéteront alors ces mots du Comte d’Essex : «  je meurs innocent, et je vivrais coupable ».

Posons un ultime débat après ces éventuels écocides animaliers mondiaux au profit d’une chimie comestible mondialisée. Qui se demandera si notre monde plus humain parce que sans animaux aura gagné ou perdu en humanité ? C’est probablement au moment de répondre que les deux avant-corps de taureaux sculptés par Rome au-dessus de l’entrée des consuls de l’amphithéâtre de Nîmes nous rappelleront ces silhouettes d’animaux champêtres. Les vieilles pierres de 2000 ans ne mentent pas, mais il sera trop tard.