Pourquoi privatiser Aramco en pleine guerre  ?

In la Tribune 16/09/2019

ll y a presque quatre ans, début janvier 2016, l’Arabie Saoudite annonçait la future privatisation de sa société pétrolière nationale, Aramco. À l’époque, un diagnostic était posé. Depuis 1981, la rente pétrolière représentait en moyenne 81 % des revenus du pays, mais elle dérivait régulièrement depuis 2010 vers les 90 %, et avec la transition énergétique les prix du pétrole baisseront. Simultanément, les dépenses ne cessaient d’augmenter à un taux moyen annuel de 18 % depuis les années 1970. L’ancien chemin tracé dans le désert du passé était perdu, l’équilibre du budget n’était plus possible, les revenus étant trop volatiles. Ils s’écroulaient d’une année sur l’autre, en 2008-2009 de 54 %, plus récemment, entre 2014 et 2016, la baisse des prix du pétrole était telle que le solde des comptes de l’Etat passait d’un excédent de 43 milliards d’euros à un déficit de 88 milliards d’euros. Riyad réduisait instantanément ses dépenses de 26 %, mais, simultanément, autre évènement traumatisant, le pays devait contracter une dette durable. De 76 milliards d’euros, elle était projetée en 2020 à 177 milliards d’euros — chiffre supérieur au budget 2017 —, puis en 2023 à 75 % du budget de l’Etat.

La privatisation est nécessaire

Baisse des revenus, écroulement des dépenses publiques, spirale d’une dette dont la gestion serait fragilisée par l’imprévisibilité des revenus pétroliers, sans réforme le pays entrait dans une longue récession. C’est dans ce contexte que naissait la vision 2030 : rejoindre dès 2023 un équilibre entre dépenses et recettes en augmentant les revenus hors pétrole, revisitant la stratégie des dépenses publiques et donc des économies tous azimuts — notamment les subventions sur l’eau et l’énergie — et en dynamisant le secteur privé par des privatisions, dont celle d’Aramco.

Le plan est simple, il a cependant ses limites. Depuis 2016, des réformes ont été implémentées, mais, en 2019, les revenus du pétrole, véritable baromètre du changement, ne sont revenus que dans la moyenne historique. Il est toutefois exact que la privatisation partielle d’Aramco, dont la recette envisagée correspondrait à environ 33 % du budget 2023 du pays, n’a pas encore eu lieu. Elle est d’autant plus nécessaire.

Les investisseurs sont favorables

En dépit de banques d’affaires impatientes de facturer des frais de conseils, le chiffre de 33 % justifie que Riyad prenne son temps. Volet essentiel des réformes, aucun frein interne ne doit enrayer la privatisation partielle d’Aramco ni porter atteinte à sa valorisation.

En effet, puisque d’aucuns auraient émis des réserves quant à la pertinence de l’affaire, il semble que les récentes réorganisations du ministère de l’Énergie et de l’organigramme d’Aramco servent à ne conserver aux manettes que des dirigeants totalement convaincus de l’opération. Celle-ci devant être réalisée entre 2020 et 2021, le changement est favorable aux futurs investisseurs.

Reste l’attractivité de la société. Celle-ci dépend de plusieurs éléments. Le premier est naturellement le prix du pétrole, plus il est élevé plus les dividendes attendus le seront, et plus le prix de cession sera confortable ; mais bien que l’OPEP et l’OPEP+ réduisent leurs productions de pétrole, l’Agence Internationale de l’Énergie pronostique plutôt un surplus de production en 2020 qu’un déficit… Le maillon faible n’est pas celui que l’on croit.

Première société mondiale

Le deuxième élément favorable est l’attractivité de la société. Première société mondiale, Aramco est valorisée à 2. 000 milliards de dollars (deux fois Apple, ou Apple et Amazon ensemble), ses réserves connues seraient égales à plus de 50 ans de production, équivalentes à environ 8 années de demande mondiale et environ 9 à 10 fois plus grandes que celles d’Exxon . Aramco produit à elle seule quasiment autant que la Russie, son coût de production est minuscule par rapport à celui du pétrole de schiste étatsunien, son revenu net est d’environ 1 milliard de dollars tous les trois jours, 4 .000 euros à la seconde, et son endettement est peu élevé.

Cependant, avant la privatisation, sa valeur devait encore s’améliorer de deux façons. La première consiste à créer des richesses supplémentaires en construisant un groupe verticalisé, c’est l’explication du rachat cette année des 70 % de la société de pétrochimie saoudienne SABIC ; la seconde est horizontale et inclut l’acquisition d’actifs dans le raffinage, comme cet été les 20 % du capital du raffineur indien Reliance Industrie, ou bien des 50 % de la JV de raffinage SASREF détenu avec Shell. D’autres opérations suivront, mais, à chaque fois, c’est le contexte de baisse des prix du pétrole qui demandera à Aramco de sécuriser toujours mieux la distribution de sa production pétrolière dans son réseau marketing captif et de renforcer des synergies industrielles intergroupes en aval, dans le but de solidifier de futurs dividendes moins otages des prix du pétrole en amont.

Le problématique lien entre la compagnie et l’Etat

Troisième élément de l’opération : quels liens existeront entre Aramco et l’Etat saoudien et quel serait le montant cédé ? Des investisseurs sont défavorables au lien qui persistera entre la société et l’Etat saoudien, il appellerait une décote du conglomérat à 1.500 milliards de dollars. Cependant, en Asie, en Europe, en Afrique et dans les deux Amériques, les sociétés stratégiques énergétiques, minières ou technologiques entretiennent d’étroites relations avec leur propre gouvernement ou leur Etat profond. Ils protègent l’entreprise, et celle-ci avance les pions de l’Etat. Selon l’image de ce dernier, le marché peut juger la relation favorable, ou l’inverse, et l’attaque, le week-end dernier, d’actifs d’Aramco par des drones est inclut dans cette relation. Les réformes économiques et la privation sont devenues des enjeux géopolitiques régionaux. En dépit d’une hausse des prix du pétrole, qui achèterait une société victime d’attentats ? Mais qui n’achèterait pas les actions d’une société affaiblie par un conflit qui se terminera un jour ? Inutile d’épiloguer, Si l’on ose le regarder pour le changer, le péril peut s’évanouir…

Quant au volume vendu, il était annoncé à 5 % du capital, c’est-à-dire 100 milliards de dollars. C’est équivalent à environ un tiers d’Exxon, presque la moitié de Shell ou Chevron ou un petit Total . Mais 5 % sont probablement insuffisants pour garantir une certaine représentativité des futurs actionnaires minoritaires ; 15 % eu été plus adapté, mais ce seraient 300 milliards de dollars à placer.

Spéculation

Un appel au marché de 100 milliards ou 300 milliards de dollars pour des titres pétroliers n’est pas neutre dans un univers devenu socialement responsable, qui a tendance à fuir l’odeur des hydrocarbures. Bien qu’Aramco puisse être cotée sur plusieurs places (Riyad, Tokyo, Shanghai, Hong-Kong, Paris…) le volume appelé favoriserait un assèchement rapide du volant de capitaux alloués aux actions pétrolières. L’investisseur sera peut-être tenté d’acheter de l’Aramco contre la vente d’actions Exxon, Chevron, Total, BP, Gazprom ou Shell. Si ces dernières perdent substantiellement de la valeur, une spéculation en vue d’un mouvement de consolidation du secteur est-elle à prévoir ? Qui y participerait ? Aramco sans doute, avec les compagnies les plus astucieuses et les mieux préparées.

Depuis presque quatre années, la privatisation d’Aramco est annoncée. Mais compte tenu de la géostratégie du Golfe et de l’ampleur des réformes économiques, l’opération ne cesse de se complexifier. Qu’est-ce qu’attendre une année ou deux de plus pour démarrer cette nécessaire privatisation ? Ces décideurs saoudiens seront la première génération à voir finir un monde tout pétrole, et commencer un autre avec beaucoup moins de pétrole. Qu’ils prennent leur temps, ils n’ont pas droit à l’erreur.