In la Tribune 26/10/2022
Ce texte est issu d’une lecture prononcée à la conférence 2022 de l’Association Internationale de Développement du Chrome.
Héraclite d’Éphèse déclarait que « la guerre est mère de toute chose ». Elle était un évènement commun, banal pour conquérir des cités, des terres et les ressources naturelles qu’elles contenaient — énergies et minéraux — ou la nourriture qu’elles engendraient.
L’invasion russe n’est pas de cette nature. Elle est incompréhensible parce que la Russie ne connaît aucune pénurie de matières premières et elle n’a donc besoin d’aucune conquête pour des ressources naturelles. Incompréhensible également, car elle n’est pas l’œuvre d’un peuple russe qui lutte contre des conditions de vie inacceptables. Incompréhensible enfin tant elle ressemble aux guerres de religion, une sorte de continuation de la paix par d’autres moyens qui aboutissent toujours à des empires malheureux.
Au lieu d’une guerre pour des matières premières, l’invasion russe utilise des ressources choisies pour financer et gagner la guerre : des matières premières de guerre.
Élaborer une Doctrine Ressources Naturelles
En général, avant la guerre, les dirigeants des nations s’y préparent. Ils ont réfléchi l’impensable lorsqu’ils ont construit leur Doctrine Ressources Naturelles. Ils ont sécurisé des accès soutenables sur le long terme à des matières premières, des ressources locales ou bien émanant de pays proches et amis. C’est-à-dire qu’ils auront remplacé la logique financière de la gestion de stocks du « juste à temps » par une logistique de sécurité du « en cas de ». C’est ce que fit la Russie, alors que, hélas, l’Europe n’a pas entendu ce message. C’est pourquoi, parce que cette rationalité sécuritaire semble un fruit politique facile à atteindre, elle fascine les extrêmes dans nos démocraties, alors que son chemin est au contraire complexe.
Cette étape franchie, c’est pendant la guerre qu’apparaissent les ressources naturelles de guerre. La transformation d’une ressource naturelle en commodities de guerre est à rapprocher de la psychologie des dirigeants. La guerre en Ukraine voyait le gaz naturel russe pris en otage par le conflit et devenir une commodities de guerre parce qu’il finance la Russie. Le gaz est abondant, ce choix est donc politique et non pas géologique. De fait, dans un conflit, toutes les ressources deviennent stratégiques, car politiques. La criticité géologique passe au second plan.
Inversement, d’autres matières remarquables n’ont pas été choisies. Pulvérisant une nouvelle fois l’infox des « métaux rares », aucun métal n’est « de guerre ». Bien au contraire, au plus fort de l’offensive russe, sans sanctions ni embargo, les importations de nickel et d’aluminium d’origine russe ont continué de croître de mars à juin 2022 par rapport à 2021 de respectivement 22 % et 13 % en Europe et de 21 % et 70 % aux États-Unis.
La valeur d’encombrement physique (VEP)
Plus précisément, ces choix politiques sont également liés à la valeur d’encombrement physique (VEP) de la matière première. C’est-à-dire que plus les coûts d’extraction, de logistique et de cession sont minimes et aisés, plus la VEP de la ressource est basse et meilleure sera son rendement pour financer le conflit. Pour la Russie, la VEP du gaz est très basse. C’est pourquoi les sabotages des gazoducs North Stream 1 & 2 n’étaient pas dans l’intérêt de Moscou. Sinon il fallait également saboter les gazoducs terrestres qui traversent toujours l’Ukraine et la Biélorussie. Toutefois, ces sabotages sont une réponse aux bombardements et occupations des centrales nucléaires ukrainiennes.
Plus généralement, les meilleures commodities de guerre sont les titres de propriété de l’immobilier que le vainqueur s’accapare lorsqu’il prend une cité. Cette VEP est quasi nulle, car ce n’est qu’un papier qui peut être créé, annulé et recréé à l’infini sans aucun coût. Le vainqueur de la guerre peut l’utiliser pour vendre ou louer ces propriétés alors que ces dernières peuvent être occupées par le propriétaire historique ; il peut aussi les donner pour récompenser ou payer ses soldats. Le nord de l’Irak et l’est de la Syrie ont été les récents témoins de ces pratiques.
Le financement de conflits en Afrique de l’Ouest par les diamants de sang s’expliquait également par des VEP très faibles, tant ils se transportaient et s’échangeaient avec facilité.
Les biens archéologiques du Moyen-Orient, les minéraux de l’est de la République Démocratique du Congo, le pétrole, le gaz naturel ou certaines cultures (opium, coca) ont un VEP plus élevé. Leurs trafics peuvent rapidement s’encombrer.
Enfin, les espèces animales aussi bien que végétales (bois précieux, blé) ont le degré de VEP encore plus élevé, comme l’ont démontré les exportations de blé ukrainiens.
Pour se financer et s’auto-récompenser, la milice Wagner aura largement utilisé ce concept de commodities de guerre sous toutes ses palettes.
L’existence de plusieurs traités internationaux
Afin de contrer ces trafics, la communauté internationale a forgé des traités internationaux, notamment le processus de Kimberley pour les diamants ; l’Unidroit pour l’archéologie ; IETI, l’Ocde, Dodd-Franck act, TinSCi pour les minéraux et l’énergie ; le Cites et le Flegt pour les espèces animales et végétales. L’exception reste le trafic des titres de propriété immobiliers. Aucun traité international n’a été avancé pour l’enrayer et l’on en comprend la difficulté d’application face à l’exemple d’une reconstruction de Marioupol par la Russie. Quid de la continuité des droits de propriété entre des habitations ukrainiennes détruites et de nouvelles habitations russophiles reconstruites sur leurs anciennes fondations ? Question plus épineuse entre propriétés privées et publiques, quid de la continuité des droits de propriété si les fondations d’immeubles ukrainiens détruits deviennent des rues et de nouveaux immeubles russophiles sont édifiés en lieu et place d’anciennes rues ? Sur quelle base légale les occupants deviendraient-ils propriétaires ou locataires de ces lieux ?
Concluons par une rapide vision des prix des matières premières pendant la guerre.
L’impact des conflits est maximal sur les prix lorsque l’affrontement est global et qu’il n’avait pas été prévu. Il sera plus modéré si le combat était imprévu, mais local et quasiment nul s’il était prévu et régional.
L’évolution des prix durant les conflits
Pendant la guerre 14-18, qui, selon notre classification, était imprévue et mondiale, les prix agricoles (grains, viande, autres) et des métaux flambaient. En moyenne, les prix de l’aluminium et du blé étaient multipliés par 3, la viande ou le sucre par 2,5, mais le pétrole n’augmentait que de 50 %. Pendant la Seconde Guerre mondiale, globale, mais anticipée, l’impact inflationniste était moindre . Les prix du blé et de la viande connaissaient une hausse supérieure à 100 %, les prix de l’énergie et des métaux étaient sous contrôle. Pendant la guerre de Corée, l’inflation était inférieure à 50 % pour les matières les plus impactées. Les guerres et tensions régionales du Vietnam ou du Moyen-Orient avaient un effet prix encore moins important. Pour mémoire, le choc pétrolier de 1973 avait provoqué une hausse des prix du brut de 3 à 18 dollars, les crises économiques ou climatiques ont des impacts inflationnistes supérieurs à ceux des guerres.
Le conflit en Ukraine est régional et non pas global, il était prévu, selon la CIA, mais imprévu en Europe. Son effet sur les prix devait donc être modéré.
En effet, après trois mois de spéculation inflationniste au printemps, au maximum de la crise, seuls les prix du gaz ont connu un pic supérieur à 150 %. L’inflation du blé a très brièvement dépassé les 40 % et le pétrole les 30 %. C’est peu de chose par rapport aux guerres passées. En outre, les autres ressources naturelles ont au pire été cantonnées entre 2 % et 15 %. Depuis l’été et jusqu’à l’écriture de ces lignes, 9 mois après l’invasion russe, les marchés des matières premières ont totalement digéré la guerre.
Le prix du cuivre est 17 % en dessous de ceux du 24 février 2022, l’aluminium à -35 %, l’or à -13 %, le pétrole -8 %. Les prix des deux commodities de guerre, blé et gaz, sont désormais respectivement -10 % et -13 % sous les prix du 24 février.
Tous ces éléments militent pour une inflation revenant vers des niveaux d’avant-guerre. Logiquement, tant que les prix du gaz seront bas, cette direction déflationniste sera confortée si, au lieu de consommer ses stocks, l’Europe répond à ses besoins gaziers par des achats au fil de l’eau, préservant ainsi le plus possible ses réserves de gaz pour l’hiver 2023-2024.
Au final, au fur et à mesure des guerres depuis le premier conflit mondial de 14-18, les prix des matières premières ont appris à vivre avec les conflits et les effets inflationnistes de ces derniers n’ont cessé de s’amenuiser depuis un siècle. La cause ? Sans aucun doute la fluidité des flux déflationnistes des ressources naturelles apportée par la mondialisation.
Se préparer aux futurs conflits de souveraineté économique
Justement, puisque le conflit russo-ukrainien pourrait être le dernier de la mondialisation si celle-ci continue d’être remise en cause par la recherche de souveraineté, il est utile de se préparer aux conflits de souveraineté économique de demain.
C’est-à-dire envisager des embargos de matières premières en retour d’actions belliqueuses. Des sanctions sur telles ou telles matières entraîneront d’autres sanctions sur d’autres éléments. Les exemples les plus évidents sont entre minéraux et circuits intégrés et entre énergie et agriculture. C’est pourquoi, c’est avant la guerre que les dirigeants des nations doivent élaborer des Doctrines Ressources Naturelles dominées par quelque chose qu’ils n’aiment pas : la surprise et l’impensable.