In Le Monde 31/03/2021 (complet)
Au cours des cinq dernières années, les prix du cobalt furent multipliés par près de 5, puis divisés par 4 avant de s’apprécier de nouveau de 50 %. L’instabilité de ces prix a encouragé une diminution de la consommation de cobalt dans les batteries des voitures électriques et, par un jeu de vases communicants, une augmentation des quantités de nickel.
A cette mutation favorable aux prix du « métal du diable », se sont ajoutées les conséquences de ses propres difficultés de production : embargos d’exportation de minerai de nickel indonésien ou philippin, gestion très laborieuse de la mine de nickel de Goro en Nouvelle-Calédonie et complications à la mine de nickel de Madagascar.
Dans une ambiance attisée par l’infox pro pétrole des « métaux rares », les investisseurs y ont vu une faiblesse à exploiter et ont acheté l’avenir prometteur du nickel dans la transition énergétique. Les prix du nickel se sont appréciés par vagues successives depuis 2016, d’une base proche de 8 000 dollars (6 819 euros) jusqu’à 20 000 dollars la tonne mi-février 2021. Les plus optimistes envisageaient déjà une envolée vers 30 000 dollars la tonne, voire 55 000 dollars comme en 2007.
Les modifications de la chimie métallurgique des batteries
Aucun goulot d’étranglement d’un métal, fût-il stratégique, n’a jamais stoppé une production industrielle à la manière de celui des puces électroniques dans l’automobile récemment. Mais, faire varier chaque mois les prix d’une voiture électrique en fonction des évolutions erratiques des cours du cuivre, de l’aluminium ou d’autres composants de sa batterie serait très périlleux. C’est la raison pour laquelle les constructeurs cherchent à minimiser l’impact du coût matières premières.
Pour que la demande d’accumulateurs électriques reste soutenable, la chimie métallurgique des batteries s’est déjà considérablement transformée. Tout comme le monde du moteur à explosion a évolué entre essence, diesel ou GPL celui des batteries lithium-ion a changé des premières versions nickel-cobalt-aluminium (NCA) aux États — Unis vers du nickel-manganèse-cobalt (NMC) en Europe et en Asie.
Abondance de fer et de lithium
Le nickel apporte la densité énergétique, mais l’instabilité thermique, et donc des risques d’explosion avec le lithium ; le cobalt apporte la puissance et augmente le cycle de vie, tandis que le manganèse stabilise la température. Si l’évolution du coquetèle nickel-manganèse-cobalt (NMC) vers moins de cobalt et plus de nickel va dans le sens de la durabilité, les variations du prix des métaux constituent une menace pour le coût des voitures électriques
Leurs prix doivent baisser et rejoindre celui des voitures classiques. La réponse à la soutenabilité et aux coûts passent par les batteries au lithium-phosphate de fer (LFP), sans nickel ni cobalt. Formées d’une ancienne chimie métallurgique modernisée par la Chine, dont le brevet, propriété partielle du CNRS, arriverait en partie à maturité en 2021, les batteries LFP abaisseront le prix des véhicules électriques et devraient assurer un développement durable.
Loin d’être étourdi par l’infox d’une « guerre des métaux », cette solution était exprimée par Elon Musk le 25 février dernier : « Nickel is our biggest concern for scaling lithium-ion cell production. That’s why we are shifting standard range cars to an iron cathode. Plenty of iron (and lithium)! » « Le nickel est notre principale préoccupation pour la mise à l’échelle de la production de cellules lithium-ion. C’est pourquoi nous faisons évoluer les voitures de gamme standard vers des cathodes en fer. Du fer (et du lithium) il y en a en abondance ! »
En effet, la production de décembre dernier de son fournisseur chinois CATL, qui a déjà substitué au NMC le LFP dans la Tesla 3, était quasiment à 50 % au fer contre la moitié moins en janvier 2020. Globalement, 40 % des batteries mises sur le marché chinois au cours du mois de janvier 2021 avaient des cathodes au fer alors qu’elles n’étaient que de 8 % il y a 12 mois.
La chimie des batteries est multiple et hétérogène
Volkswagen n’avait pas peur non plus. La marque de Wolfsbourg n’a jamais été en conflit métallique et indiquait mi-mars que sa gamme de batteries se décomposerait en trois segments : du fer pour les modèles les plus courants, alourdi en manganèse pour le milieu de gamme et chargé en nickel pour les modèles spéciaux. Renault envisageait aussi la résurrection de sa R5 en mode électrique avec des batteries au fer, dont les capacités énergétiques s’améliorent et rivalisent avec celles au nickel puisque le modèle Han de la marque chinoise BYD, qui sera proposée aux consommateurs européens cette année, affiche une autonomie de 600 km.
La chimie des batteries est donc multiple et hétérogène. Moins onéreuses, plus endurantes et sécurisées, les batteries au fer équiperont probablement plus de 50 % de la consommation mondiale contre 25 % actuellement, car l’Europe et les États-Unis sont en retard dans ce domaine. En outre, l’autre électrode de la batterie, l’anode, connaît également des progrès qui élargissent aussi l’autonomie par le remplacement partiel du graphite synthétique par du silicium, renforçant ainsi et encore la solution la moins onéreuse. Évoquons enfin l’évolution de la forme des cellules des batteries — cylindrique, prismatiques ou bien en poche — qui contribue également à les alléger, à réduire leur chaleur ou à emmagasiner plus de puissance. Démentons par ailleurs une nouvelle fois la stupide infox des « terres rares », car ces batteries n’en contiennent pas.
C’est pourquoi autant de changements et les pertes de marché potentielles qu’ils impliquent pour le nickel au profit du fer résonnent comme un de déclassement du métal du diable. En conséquence, diagnostiquant une réelle menace vis-à-vis de ses futures ambitions commerciales dans les véhicules électriques, le leader mondial de la production de nickel, le chinois Tsingshan, détournait opportunément une partie de sa production destinée à ses propres aciéries pour fournir à un prix attractif dès octobre 2021 deux clients chinois actifs dans la filière des batteries au nickel, Zhong Wei et Huayou. Les investisseurs réagissaient et vendaient leurs positions nickel, qui dans une situation comme celle-ci représentent le plus souvent 25 % à 30 % du prix, et réinvestissaient dans d’autres métaux indispensables à l’électrique (cuivre, aluminium) ou bien les actions des sociétés de l’écosystème industriel chinois de la fabrication des batteries.
Nouvelle grille de lecture
Ce contexte d’une hausse intraitable des ventes de voitures électriques et d’une substitution partielle du nickel, du cobalt et du manganèse par du fer impose une nouvelle grille de lecture. La montée en puissance de la Doctrine Nickel du premier producteur mondial de nickel, l’Indonésie, verra ses optimistes prévisions de production légèrement contrecarrées ; cette nouvelle perspective surplombe également les mines onéreuses ou fragiles, notamment dans le Pacifique, et pose une limite financière à leurs productions ; elle allégera aussi la pression sur la croissance de l’offre minière, car il n’existe pas encore de nouveaux projets majeurs viables et respectueux de l’environnement capables de multiplier par plus de deux la production mondiale de nickel de façon durable ; elle minimisera l’impact prix des pertes de production liées aux incidents de production, telles les difficultés environnementales actuelles du russe Norilsk Nickel ; elle allégera le besoin en fonds de roulement métal de la chaîne de valeur des batteries financièrement alourdie par un stock-outil de nickel d’environ 12 mois, entre l’instant auquel le minerai sort de la mine et celui où la batterie est vendue au consommateur ; elle pourrait handicaper les producteurs européens de batteries s’ils privilégient le nickel et ignorent le fer ; elle permettra enfin l’offensive des constructeurs automobiles chinois vers les consommateurs européens : ils leur offriront dès cette année un volume substantiel de voitures électriques équipées de batteries au fer à des prix séduisants.
Cette grille de lecture apporte aussi un nouveau déchiffrage de l’économie circulaire des batteries, car un accumulateur sans nickel ni cobalt contient peu de matière valorisable payant le coût du recyclage ; le constructeur devra donc le provisionner.
La demande de nickel croîtra, mais de façon plus mesurée qu’anticipée précédemment. Les voitures électriques ne seront pas un âge d’or du nickel et à 16 000 dollars la tonne, son prix est à un équilibre satisfaisant. D’une taille environ 35 fois plus petite que celui du Bitcoin, il a évité de devenir la victime d’une emprise financière comparable à celle de 2007 et ses 55 000 $ la tonne, ou celle qui enserre actuellement le marché du rhodium. Ce dernier, 30 fois plus petit que celui du Bitcoin a pour quasi unique débouché les catalyseurs automobiles. À cause de cette domination, son prix a été multiplié par près de 50 depuis 2016, mais son avenir payera cet excès.