Mon entretien avec la Tribune de Genève sur le nickel calédonien

In La Tribune de Genève (version intégrale) par Pierre-Alexandre Sallier le 21/05/2024

Nul ne doit être étonné de la crise du nickel calédonien. J’avais mis en garde des responsables de Nouméa d’une telle menace, lors de deux conférences à Nouméa ….déjà en 2012 et 2013, et ensuite dans une multitude de mises en garde dans La Tribune, Le Monde, Les Échos . Il n’y a donc pas de surprise.


Quelle est l’importance du nickel dans l’équilibre de la Nouvelle-Calédonie ?  

Entre emplois directs et indirects, l’industrie fait travailler environ 25 000 personnes — environ le quart des emplois de l’île. Une dépendance qui explique les conséquences sociales énormes de cette crise du nickel, selon moi, loin d’être finie.


Une guerre économique de l’ombre, menée par Pékin ?


Vu de Paris, il est réconfortant de mettre en avant un grand plan chinois visant à couler le nickel néo-calédonien. De quoi absoudre les politiques — métropolitains et locaux — de toute erreur stratégique. C’est un grand classique de la fake news des « métaux rares » qui rejette vers sur la Chine la conséquence de nos propres erreurs. Il y a naturellement une influence chinoise sur les îles du Pacifique à laquelle répond celle de Washington. Il est certain que chacun souhaiterait « acquérir » Nouméa, même si je doute que les Calédoniens en soient plus heureux.

Mais à l’inverse de ce blâme parisien porté contre la Chine, il faut prendre de la hauteur et analyser le grand jeu du nickel mondialisé. Pékin faisait face à son problème habituel de déficit de matière première en mettant en place une stratégie d’intelligence économique. Il consomme 60 % de la production mondiale, mais n’en produit que 3 % de son territoire. Pour répondre à cette privation, la Chine en a bouleversé le marché il y a une dizaine d’années. Ce plan ne concernait pas Nouméa. Mais l’Indonésie.

L’Indonésie, soudain le meilleur allié de la Chine pour le nickel ? 

Le deal était simple. Pour favoriser son développement, Djakarta avait décidé d’interdire la simple vente du minerai brut au profit de la construction d’usines métallurgiques aux pieds des mines. La Chine a répondu présente, en ouvrant de nouvelles mines et en construisant ces usines. Mais elle est aussi allez plus loin vers l’aval en y bâtissant des aciéries et des usines pour batteries. En retour, l’archipel a accepté de s’entendre sur un prix équilibré du nickel pour les deux parties — en ce moment autour de 18 000 dollars la tonne. Résultat, l’Indonésie est devenue le premier producteur et assure plus de la moitié de l’approvisionnement de la planète. Par ricochet, les sociétés minières qui ne se sont pas adaptées à cette nouvelle donne sont en difficultés – aussi bien en Australie, qu’au Brésil en Colombie et même en Chine, ou en… Nouvelle-Calédonie. Cependant la situation calédonienne sauvera les plus fragiles, car les prix vont remonter.

Pourtant nul ne doit être étonné. J’avais mis en garde des responsables de Nouméa d’une telle menace lors de deux conférences à Nouméa en 2012 et 2013, puis dans une multitude de mises en garde dans La Tribune, Le Monde, Les Échos que l’on trouve ici. Il n’y a donc pas de surprise.

Cela dit, devons-nous penser que c’est une colonisation économique du nickel indonésien par Pékin ? La réponse est à nuancer, puisque c’est à l’invitation de Djakarta que Pékin a fait prospérer son nickel. Tout le problème de la Chine est de maîtriser sa propre expansion afin que les populations locales continuent d’accepter sa présence. Et là il y a souvent des failles comme nous avons pu le constater dans d’autres îles du Pacifique ou en Afrique.


Cette mainmise sino-indonésienne en est donc venue à plonger l’île française dans la crise

Le problème reste surtout que son industrie du nickel n’a jamais réussi à s’adapter à cette mutation du marché. Attention, s’adapter ne veut pas dire sabrer les salaires des mineurs. Mais disposer de complexes métallurgiques à la pointe de l’efficacité. Or, à l’heure actuelle, aucun des trois sites miniers de l’île n’est rentable. Le plus emblématique, la Société Le Nickel, est en grandes difficultés, alors que sa maison-mère, Eramet, investit… en Indonésie. Au sud de l’île, Trafigura cherche un repreneur pour ses 19 % dans Prony Resources — comme Glencore pour ses 49 % dans Koniambo, au nord. De son côté, l’État français a dû allouer des subventions pour assurer la trésorerie de la Société Le Nickel et de Prony.



Qu’est-ce qui se passe à Koniambo, le site exploité par Glencore ?

L’activité y est en sommeil depuis trois mois.  Durant dix ans, la multinationale y aura tenu son rôle financier — en injectant ou en prêtant une dizaine de milliards.  Sauf que Zoug n’a jamais été à la hauteur, sur le front industriel.


Des « traders », pas des ingénieurs ?


Ce site métallurgique, conçu pour sortir 60 000 tonnes de nickel par an, a plafonné au maximum à environ 45 % de sa production nominale. Pour des questions d’ingénierie. A pleine puissance, la question de sa rentabilité aurait été sûrement très différente. Je me souviens qu’à l’époque où le Koniambo était dans le giron de Xstrata [ndlr: groupe minier absorbé par Glencore en 2012] il m’avait été révélé que les coûts d’exploitation s’équilibreraient à 8000 dollars par tonne, à condition de tourner à plein régime. Or, le nickel, même s’il a baissé, se vend encore 19 000 dollars sur les marchés, ce qui laisse  donc de la marge. Cette usine devrait trouver un repreneur, car elle a un réel potentiel. Un site qui ne tourne pas à la capacité prévue peut s’avérer une excellente affaire pour des compagnies en pointe dans l’ingénierie minière.  


Et Trafigura ? Pourquoi lâchent-ils leurs 19 % dans l’usine de Prony?  Contacté à Genève, le groupe de négoce oppose un « no comment ».

Là c’est une autre ambiance. Pourquoi tirent-ils la prise, moins de trois ans après leur arrivée ? Mystère. D’autant qu’en 2021, plus d’un milliard de dollars avaient été apportés au bilan de Prony — plus de 400 millions par l’État français, 500 millions par le brésilien Vale, qui revendait la compagnie, et une centaine de millions par les nouveaux actionnaires. Dont Trafigura. Ainsi dotée, comment cette société peut-elle perdre plus de 100 millions par an ? Et être au bord de la faillite fin 2023 ? Je me suis longtemps interrogé sur la répartition de son capital. On sait que Trafigura est arrivé aux côtés des autorités provinciales. Mais quel aura été le rôle d’une autre entité actionnaire, enregistrée à Hong Kong ? Quel aura été le rôle de ses bénéficiaires — étaient-ils dirigeants du site minier ? Sont-ils encore au capital ou bien bénéficiaire de l’opération du gouvernement français Choose France ?

Si Glencore quitte Koniambo pour une raison  industrielle, il serait bon que Trafigura exprime clairement les raisons de sa sortie de Prony.


Les syndicats ont dit que Trafigura aurait tiré 126 millions d’euros du nickel sorti de Prony en 2022 — alors que l’usine accusait 120 millions de déficits. Crédible ?


Ont-ils confondu total des ventes et bénéfices ? Ne sachant d’où sort ce chiffre, impossible de se prononcer. En revanche, je me souviens qu’en 2021, le projet de reprise aurait prévu la facturation de frais marketing et la possibilité d’obtenir du nickel à un prix « discount ».


Les « traders » ne sont pas des anges… mais l’instabilité de Nouméa n’est-elle pas causée par des influences bien plus souterraines ?


Il est certain que des influences étrangères puissantes sont à l’œuvre. En particulier celle, délétère et toxique, du lointain Azerbaïdjan. Profitant des erreurs politiques de Paris, elle s’affiche, sur les réseaux sociaux et sur des banderoles en langue russe à Nouméa. Cette emprise n’est pas étrangère à la montée de violences qui visent de manière systématique et méthodique le tissu économique de l’île. Dans le but de faire fuir les habitants — la rumeur les évalue entre 20 000 et 30 000 personnes — qui gardent des intérêts de Nouvelle-Calédonie.