In La Tribune 03/05/2022
Pour contrer les horreurs commises par la Russie en Ukraine, les États européens, l’Allemagne au premier rang, qui dépendaient à hauteur de 45 % des gazoducs russes avant le 24 février, subissent une forte et publique pression pour éliminer Moscou de leurs horizons gazier et pétrolier. Et, à l’inverse de l’Europe, dès le 8 mars 2022, Joe Biden bannissait aisément les livraisons énergétiques d’origine russe, elles ne représentent que 7 % de ses importations pétrolières, bien que dans la réalité elles continueront jusqu’aux livraisons d’août.
Peu d’ONG ont protesté
Mais les sanctions étatsuniennes n’incluaient pas ses achats d’uranium d’origine russe. L’industrie nucléaire produit 20 % de l’électricité de Washington et il serait coûteux de substituer un autre fournisseur à la Russie, qui représente près de 20 % des importations étatsuniennes d’uranium. Curieusement, bien peu d’ONG ont protesté de la continuation de ces relations commerciales entre Washington et Moscou. De son côté, la France source son uranium principalement du Kazakhstan, d’Australie, du Niger et d’Ouzbékistan.
L’autre difficulté de Washington vis-à-vis des sanctions économiques est une autre dépendance : la conversion et l’enrichissement de l’uranium en basses teneurs, de 3 % à 5 %, pour les centrales actuelles et en hautes teneurs, entre 5 % et 20 %, pour les centrales futures. Certes, la société Urenco, société à capitaux mixtes entre les États-Unis, les Pays-Bas, l’Allemagne et le Royaume-Uni, est le fournisseur occidental attitré de ces pays pour la basse teneur, mais elle souffre de sous-investissement à cause du rétrécissement d’intérêt de ses actionnaires, notamment l’Allemagne, qui sort du nucléaire. C’est pourquoi les États-Unis sont dépendants d’autres fournisseurs, notamment Rosatom, l’énergéticien russe.
Ce dernier détient près de 40 % du marché mondial de la conversion et 35 % du marché mondial de l’enrichissement, il est un fournisseur incontournable à court terme, mais il n’est plus un partenaire recommandable à long terme, car partie prenante dans l’occupation des centrales ukrainiennes. Indispensable pour la sécurité énergétique étatsunienne, Rosatom l’est également pour l’Europe puisqu’entre février et avril 2022, malgré la guerre, il déclarait avoir livré du combustible aux centrales nucléaires de République Tchèque, de Slovaquie et de Hongrie. Temps de guerre ou pas, les producteurs de matières premières ont toujours autant besoin de leurs clients et inversement.
Des solutions de contournement de Rosatom
En réponse à ces évènements, notamment la souveraineté électrique étatsunienne en arrière-cour de la guerre en Ukraine, les prix de l’uranium ont doublé en un an.
Il existe cependant des solutions de contournement de Rosatom.
D’une part, ce n’est que le 19 mars que le sénateur républicain du Wyoming proposait une loi, non adoptée à ce jour, interdisant les importations uranifères russes. Il était pressenti que son État, mais aussi l’Utah et l’Arizona, riches en uranium, pourraient à terme bénéficier d’investissements miniers pour remplacer les exportations russes. Cependant, cette perspective verra immanquablement les éléments usuels de la sécurité nationale étatsunienne, c’est-à-dire l’approvisionnement des sociétés électriques, se confronter aux intérêts des communautés indiennes qui peuplent ces territoires.
Deuxième issue, la Russie ne représente que 16 % de la production minière mondiale d’uranium et 70 % sont produits entre le Kazakhstan, le Canada, l’Australie, la Namibie et le Niger. En économie de guerre, il existe des moyens de substituer un fournisseur à un autre, voire de modifier des contrats (cf. le paiement du gaz russe en rouble).
D’autre part, l’analyse du goulot d’étranglement de l’enrichissement révèle que le numéro 3 mondial est Orano, société française qui se relève petit à petit des dix années de gestion calamiteuse de la période d’Areva. Ses capacités de production futures sont peut-être là une lueur d’espoir intéressante pour le monde libre.
Enfin, une dernière solution est de transformer nos déchets nucléaires d’aujourd’hui en combustible. La France et l’Europe disposent déjà de ces déchets nucléaires qui, brûlés dans des réacteurs à neutrons rapides, qui fonctionnent déjà en Russie ou en Chine, permettraient de produire de l’électricité pour les 5 .000 et 10. 000 prochaines années sans uranium minier.
L’Allemagne impose des sanctions sur l’uranium
Les faits sont parfois étonnants. L’Europe, notamment l’Allemagne, tente de se dégager au plus vite de l’emprise du gaz russe, les États-Unis la pressent d’agir, car ils s’en sont déjà affranchis. Mais, alors que les États-Unis et l’Europe Centrale connaîtront un désengagement sans doute long et compliqué de l’uranium moscovite, l’Allemagne initie des sanctions tous azimuts contre Rosatom — uranium, enrichissement et coopérations industrielles — renvoyant ainsi vers ses partenaires la pression dont elle souffre à propos du gaz.
La diplomatie de l’énergie, entre alliés, ressemble parfois à de petites querelles de cour de récréation face aux drames ukrainiens. Mais il n’y a là nulle hypocrisie, chacun agit en fonction de sa sécurité nationale et de ses intérêts, car l’OTAN de l’énergie n’existe pas.
Cette dernière idée apparaît toutefois, sous une forme analogue à notre analyse des Stratégies Publiques des ressources naturelles et des Solidarité Stratégiques, dans le dernier discours de la Secrétaire au Trésor Janet Yellen. Son nouvel ordre mondial du commerce a comme mots clefs ceux de souveraineté et d’indépendance : marchés mondiaux libres, mais sécurisés, approvisionnements de ressources naturelles disponibles, durables, accessibles en sécurité et, enfin, le remplacement du « juste à temps » non résilient, par le stockage stratégique de sécurité du « en cas de ». Enfin, un programme de bon sens !