Le thorium, nucléaire du futur

Tordons le cou d’un vieux canard. L’uranium fût choisi dans les débuts du nucléaire non pas à cause de l’aspect militaire – le thorium y répond d’une manière différente – mais parce qu’il comportait une étape de moins que le cycle thorium (l’uranium 235 est disponible dans la nature) et parce qu’il était plus placide si j’ose dire, plus facilement manipulable que le mix 233U 232U issue de l’irradiation du thorium.

In Les Échos le 04/01/2012

Une filière thorium présente un atout écologique majeur : elle permet de brûler des déchets recyclés. Et, continuer à réduire les déchets signifie améliorer l’efficacité des réacteurs qui produisent ainsi plus d’électricité avec la même quantité de chaleur.

Au cours d’une conférence organisée par l’ONU dans le cadre de la CNUCED, j’intervenais à la suite de Carlo Rubbia : on ne partage pas une table ronde avec ce prix Nobel sans dialoguer du futur du nucléaire et du thorium.

Depuis, les éclats politiques français sur le futur de l’énergie et leurs débats entre l’énergie renouvelable et le nucléaire s’évanouissent dans l’obtus de dépendances encore incomprises, ou dans l’entrechoc de concepts tels que « décarbonisation » et désindustrialisation.

Ces raisons encouragent à apporter des précisions sur le thorium après des échanges approfondis avec des chercheurs du Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie de Grenoble (LPSC). Certains présentent l’uranium et le thorium comme des solutions opposées, c’est partiellement inexact.

Dans les réacteurs nucléaires actuels, le thorium peut être utilisé en remplacement de l’uranium 238 dans le fameux MOX. Il présente alors deux avantages. Premièrement, utilisé dans les réacteurs à haut taux de conversion, il économiserait de l’uranium naturel ; deuxièmement, il réduirait significativement la production d’actinides mineurs très gênants dans la gestion future du combustible après irradiation tout en réduisant les stocks de plutonium.

La comparaison entre le thorium et l’uranium ne peut se faire que dans le cadre des réacteurs du futur. Et ces derniers permettront deux opérations en un seul lieu : premièrement, transformer la matière naturelle (uranium ou thorium) en combustible et deuxièmement brûler ce combustible. On parle alors de régénération du combustible dans le réacteur lui-même. Cette opération se réalisera dans les réacteurs à neutrons rapides pour l’uranium et dans les réacteurs à sels fondus pour le thorium.

–  Le premier avantage de cette régénération est une diminution de plus qu’un facteur 100 de la consommation d’uranium naturel. Même si le thorium est réputé plus présent dans la croûte terrestre que l’uranium, à ce stade les différences quantitatives de ressources naturelles entre le thorium ou l’uranium deviennent secondaires. Toutefois, aucune étude économique sérieuse d’exploitation minière n’ayant été menée sur le thorium, nous dirons que les deux matières sont également accessibles. Et que l’on dispose de ressources pour 10.000 ans ou pour 30.000 ans ne change pas grand chose, d’autant que la réalité est très certainement bien au-delà de ces temps là !

–  Le second avantage des cycles régénérateurs par rapport au nucléaire actuel est la disparition de la quasi-totalité des actinides mineurs dans la combustion (neptunium, américium, curium et dans le cas du thorium le protactinium). Néanmoins, dans le cas du thorium comme dans celui de l’uranium, certains produits de fission gênants seront toujours à stocker (samarium, étain, technétium, sélénium, zirconium, césium, palladium, iode…), sur une période longue, mais les volumes de ces déchets seront au moins dix fois moindre qu’actuellement.

Continuer à réduire les déchets signifie améliorer l’efficacité énergétique des réacteurs, c’est-à-dire qu’ils produisent plus d’électricité avec la même quantité de chaleur, avec moins de combustible et donc moins de déchets.

A ce stade, les deux cycles thorium et uranium présentent les mêmes avantages et inconvénients. Il faut donc examiner les types de réacteurs régénérateurs pour les départager.

Le réacteur à neutrons rapides (RNR) est la suite logique de nos réacteurs actuels fonctionnant à l’uranium, outre la réduction future des déchets il permet d’incinérer certains de nos déchets passés. Toutefois, il nécessiterait un coût logistique élevé à cause des nombreuses manipulations de matériaux.

Les réacteurs à sels fondus et à spectre rapide (MSFR) développés par le LPSC et retenus en 2008 par le forum international génération 4 n’ont plus grand chose à voir avec l’ancienne conception (MSBR). Le MSFR, en effet, est de conception plus sûre et plus simple. Par ailleurs, lorsqu’on irradie le thorium deux uraniums sont produits, essentiellement de l’uranium 233 et en très faible quantité de l’uranium 232, mais là, ils sont inséparables. Le second devenant très fortement irradiant au bout de quelques semaines, il rend la manipulation de l’uranium 233 très difficile et par conséquent ce dernier devient non proliférant.

Tordons le cou d’un vieux canard. L’uranium fût choisi dans les débuts du nucléaire non pas à cause de l’aspect militaire – le thorium y répond d’une manière différente – mais parce qu’il comportait une étape de moins que le cycle thorium (l’uranium 235 est disponible dans la nature) et parce qu’il était plus placide si j’ose dire, plus facilement manipulable que le mix 233U 232U issue de l’irradiation du thorium.

C’est ce dernier désavantage de l’irradiation du thorium qui est transformé en un atout lorsqu’on envisage d’utiliser le mélange uranium 232 et 233 sous la forme d’un liquide afin d’éliminer de dangereuses manipulations. Ce liquide sera utilisé dans les nouveaux réacteurs à sels fondus, et ce nucléaire là n’a plus grand chose à voir avec le nucléaire actuel. Cette option élimine l’usine de la Hague de la boucle du circuit du combustible puisque le retraitement du combustible se fait in situ (moins de transport et de manipulation).

Pour des raisons de commodités, les autres caractéristiques de fonctionnement des réacteurs thorium à sels fondus ne seront pas exposées ici. Soulignons toutefois qu’un combustible liquide présente un avantage déterminant de sûreté : un liquide peut être transvasé très rapidement par simple gravité. On peut donc envisager deux configurations différentes du combustible selon que le réacteur fonctionne en mode normal ou qu’il est en arrêt pour maintenance ou suite à un accident. Un combustible liquide permet aussi un retraitement du combustible sans arrêter le réacteur et améliore la rentabilité de la centrale sans pour autant que ce retraitement favorise une prolifération car nos uraniums 232 et 233 sont toujours (intimement) mêlés.

Cette filière thorium comme les RNR présentent un atout écologique parce qu’elle permet de brûler des déchets recyclés. Toutefois, une filière thorium ne peut pas démarrer sans une filière uranium puisqu’il faut de la matière fissile (235U, Pu ou 233U ou encore un mix de tout ça) pour démarrer la première charge d’un réacteur thorium. L’intérêt est qu’il aura alors brûlé lors de son démarrage une bonne partie des plutoniums et actinides mineurs entreposés à la Hague, pour ensuite continuer avec un cycle du combustible très propre ne rejetant que des produits de fission. Le réacteur du futur fait office de nettoyeur.

Dans une période énergétique très critique et avec de lourdes tensions, la France pourrait-elle mettre au point cette filière thorium en moins de cinq ans, à l’image de l’état d’esprit du projet Manhattan ? L’impossible n’est jamais une hypothèse, mais disons qu’une trentaine d’années paraissent plus réalistes car il est difficile de s’engager dans la gestion de deux cycles de combustibles (uranium et thorium) et les contraintes financières sont conséquentes.

Voilà pour la théorie. Il reste à passer à la pratique : l’avenir de l’atome ne réside pas dans les nouvelles dépendances des renouvelables mais dans l’atome.


Remerciements à Roger Brissot, chargé de communication au LPSC, ancien professeur à Grenoble INP, et à Daniel Heuer, directeur de recherche au CNRS/ LPSC.