Acier en faillite, acier en folie

Il est probable que l’une des meilleures périodes pour acheter de l’acier se situera après l’été. L’acier n’est pas en faillite mais dans la folle période de création-destruction qui précède des innovations.

L’acier est un marché de paradoxes.

Les intrants
Le graphique indique la première contre-intuition à propos des deux principaux intrants.

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Malgré la crise économique, le marché du minerai de fer se porte bien, à 135 dollars, les prix ont été multipliés par cinq en 10 ans. La récente consolidation des prix de 30% est positive car elle n’est liée ni à une surproduction, loin de là, ni à une crise de l’acier mais aux cultures asiatiques de négociation lorsque le mot récession revient trop souvent dans le vocabulaire des médias : « Votre prix est bon, mais nous avons un mauvais contrat… j’arrête de vous acheter sur contrat dans l’attente d’une renégociation ».

De fait les importations de minerai de fer chinoises sont en hausse de 9% cette année et sur les premiers mois de 2012, la production d’acier s’y trouve sur une pente positive de près de 8%.

Les prix du coke ont aussi été multipliés par cinq mais, à 200 dollars, son avenir apparaît plus sombre. Il souffre, par contagion, de la forte concurrence imposé par le gaz de roche-mère sur le charbon thermique dans les centrales électriques aux Etats-Unis. L’effet collatéral de cette tourmente marketing est une surproduction de charbon sur les rives de l’océan Pacifique, qui n’est cependant pas menacée par la récente décision de nationalisme des ressources indonésiennes. De nos jours, il faut aimer cultiver l’oxymore amateur-expert pour promouvoir l’exploitation de nouvelles mines de charbon.

Production d’acier
Second élément du paradoxe : la production mondiale d’acier. Malgré la crise européenne, malgré la timide reprise américaine, malgré la légère baisse des prix des intrants, la production d’acier mondiale n’a jamais été aussi élevée grâce à la Chine qui en produit environ 2 millions de tonnes chaque jour, presque la moitié de l’acier mondial.

Etrangement, les résultats des aciéristes sont négatifs. Le secteur serait en surcapacité mondiale : plus les sidérurgistes sont dominants, plus ils produisent à perte : on se demande qui gagne de l’argent avec un laminé à chaud à 600 dollars ? Les invocations en faveur d’une « discipline de production », c’est-à-dire fermer des sidérurgies, sont inlassablement répétées par certains ; inversement, d’autres opinions infirment la surcapacité car, sur le long terme, les taux d’utilisation des hauts fourneaux ont toujours été chargés autour des 75%.

Discipline de production
La Chine n’a pas encore concentré sa sidérurgie. La moitié de la production d’acier chinois est l’œuvre de grands groupes mais l’autre moitié – un quart de l’acier mondial – est produit par de petits producteurs que l’état central tente, depuis peu, de regrouper pour gagner en visibilité et croissance environnementale durable. Au risque toutefois de perdre en compétitivité et en souplesse, et surtout de déplaire aux propriétaires, les gouvernements provinciaux. Chacun sait que le risque suprême et le plus redouté en Chine est l’implosion : l’opposition destructrice entre le centre et les provinces qui n’est évitée que par la puissance omniprésente du parti unique.

De son côté, l’Europe est disciplinée depuis longtemps : le nombre de hauts fourneaux de l’Union européenne a été divisé par près de huit entre 1970 et 2011 alors que sa production n’a diminué que de 30%.

Le stratège attentif aux détails ajoutera que ce sont les petits sidérurgistes de l’Europe centrale qui gagnent des parts de marchés en Europe. Et, au-delà de l’Europe centrale, le bon fournisseur d’acier est en Russie car ces producteurs ont largement intégré l’amont minier.

Il ajoutera aussi qu’en France, nous souffrons d’avoir « discipliné notre consommation ». Nous consommons à peu près la même quantité d’acier par habitant qu’aux Etats-Unis, mais deux fois moins qu’en Italie ou qu’en Chine, plus de deux fois moins qu’en Allemagne ou qu’au Japon, trois fois moins qu’en République Tchèque, quatre fois moins qu’à Taïwan et plus de cinq fois moins qu’en Corée du sud. Que l’industrie réponde à sa consommation, ou la consommation modèle son industrie, elles s’imposent toutes deux au pays lorsqu’il ne maîtrise plus les décisions industrielles.

Enfin, pour connaître l’issue de cette « drôle de crise », le stratège focalisera son regard sur l’état réel des centres de service chinois : leurs stocks d’acier adossent des prêts bancaires apocryphes qui risquent de se dénouer par des ventes de détresse.

Trois éléments
–  Le mot sidérurgie sera rayé du dictionnaire. Dans la fonte il n’y a plus que des transformateurs de minerai de fer et de coke. Les matières premières représentent au moins 80% du prix de l’acier avec l’ajout d’autres métaux (chrome, nickel, manganèse) voire 90% au fur et à mesure que les marges baissent.

–  L’intégration verticale industrielle, de la mine à la billette, est une idée qui à de beaux jours devant elle : le marché ne peut plus tout. D’ailleurs, à ce sujet, j’assistais récemment à un dialogue entre une grand sidérurgiste et un grand consommateur d’acier automobile : le consommateur reprochant au premier de ne pas le faire profiter des avantages de son intégration dans des mines de fer et de charbon. Le producteur, diplomate, répondit que la qualité de ses minéraux n’était pas au niveau des aciers demandés par le consommateur. Une réponse moins courtoise eut été : « je recueille les dividendes de mes risques en amont, pourquoi n’investissez pas aussi vous-mêmes dans des mines ? ».

–  Un pays qui investirait dans le recyclage des ferrailles pour la production d’acier neuf grâce à des fours électriques doit disposer d’une électricité compétitive. Cet impératif est satisfait aux Etats-Unis par l’utilisation des gaz de roche-mère dans la production électrique, c’est aussi le cas de l’électricité nucléaire, par exemple en France, mais ce n’est pas le cas des électricités climatiques notamment outre-Rhin. Il y aurait beaucoup à dire.

Conclusion
Les prix du minerai de fer évolueront à moyen terme vers les 150 dollars la tonne et ceux du coke vers les 180 dollars la tonne, avec d’éventuels tensions respectivement vers les 180 dollars et 220 dollars. Production et marge des mineurs augmentent de concert. Inversement, plus les aciéristes produisent, plus ils s’enfoncent dans le rouge. Les prix des déchets sont un signal essentiel de la conjoncture de l’acier, tout comme l’état des stocks des centres de service.
Il est probable que l’une des meilleures périodes pour acheter de l’acier se situera après l’été. L’acier n’est pas en faillite mais dans la folle période de création-destruction qui précède les innovations.
Publié dans Les Échos le 13 06 2012