In Les Échos les 09,10 et 11 septembre 2015
Migration et tourisme
Nous sommes en 2100 à Auteuil, la capitale politique de Nouvelle-Calédonie. Les principaux quartiers de Nouméa, l’ancienne métropole calédonienne, ont, en effet, été définitivement évacués suite aux inondations chroniques du lagon sous l’effet du réchauffement climatique. Ils ne restent que quelques irréductibles habitants sur quelques îles et îlots : la petite Île Ouen Toro, l’Îlot des Citrons, l’Îlot Montravel. Le reste : l’ancien centre-ville de l’Anse Vata à l’aéroport de Magenta et Rivière Salée, tous ces quartiers finirent d’être évacués vers les 2035.
La décision de ce déménagement progressif, mais massif avait été facilitée par une mise en œuvre la devise calédonienne « terre de parole, terre de partage » ; auparavant la parole était remplacée par le non-dit, voire l’insulte ou la menace, le partage était celui de réseaux parfois opaques et accapareurs.
À cette époque, le pays parlait très souvent du futur, mais comment pouvait-il proposer, promettre un avenir meilleur ou un avenir tout court en autodétruisant avec constance son présent ? Plus personne ne travaillait ni n’étudiait avant de commencer à penser, la machine à broyer les divergences étant en panne : l’émission « La preuve par 4 » de novembre 2013 était révélatrice de conserver « le beurre et à l’argent du beurre » métropolitain ou de choisir le grand large idéologique. Ces symptômes devinrent si évidents que la maladie du corps social devint enfin compréhensible, les contradictions de l’ancienne société bloquée ne cessèrent que lorsque la confiance réorganisa les esprits et l’aboutissement fut la grande migration et le redéploiement urbain calédonien.
Toute l’ancienne population nouméenne émigra, mais seule la dimension politique et la population active qui y était attachée migrèrent vers Auteuil. Cette nouvelle capitale s’étend désormais largement vers l’est dans la vallée de la Thy et a fait jonction avec la nouvelle ville de Katiramona par le nouveau pont jeté au-dessus de l’anse de Port-Dumbéa.
Canala attira la population de l’industrie touristique. La nouvelle capitale des vacances à mi-chemin entre la magnifique côte oubliée et le couple de Hienghène (le lion et la poule) avait revisité la notion de l’accueil généreux du touriste cosmopolite. Innovation bénéfique, car son nouvel aéroport international accueillait dès 2050 plus de 1 million de touristes par an. Ce chiffre n’avait que doublé de nos jours, le tourisme durable avait imposé des quotas pour que le nombre de vacanciers annuel ne dépasse pas le nombre de calédoniens. L’île avait gagné des réfugiés climatiques et la Nouvelle-Calédonie refusait des estivants.
Ces derniers se divisaient en deux groupes.
Le premier groupe restait sur terre à Canala dans les casinos du nouveau quartier baptisé Macao sur le versant Est de la baie face à la vieille ville. Il faisait du tourisme haut de gamme dans l’un des 40 hôtels de 150 chambres, un pour 10 km de côtes face aux Îles Loyauté, dont les taux d’occupation étaient proches des 98 %.
Le second groupe rejoignait les navettes de la Compagnie Maritime Calédonienne (CMC), un partenariat public privé, en direction de Lifou, Ouvéa et Maré. CMC était forte de 15 paquebots de 2500 passagers chacun, fabriqués avec de l’acier Posco contenant du vieux nickel calédonien. Ils sillonnaient l’ensemble du Pacifique et l’océan Indien, leurs 3 ports d’attache -5 navires pour chaque port – étaient chacun situés dans l’une des 3 îles dont les installations portuaires avaient été adaptées à la montée des eaux. Les équipages provenaient de toute la Nouvelle-Calédonie, mais également de Wallis et Futuna, de Polynésie et des îles du Vanuatu : les trois premiers partenaires de la Nouvelle-Calédonie dans le Marché Ecologique Pacifique (MEP). Créé à l’image de la Communauté Européenne de la fin du XX siècle, le MEP portait la perspective d’un destin économique et écologique commun aux archipels du Pacifique. Depuis, il s’était naturellement étendu aux îles Fidji, aux îles Salomon, à la Papouasie Nouvelle-Guinée, à Bougainville,… et la dernière arrivée était la Nouvelle-Zélande ; de nos jours l’Australie discutait encore.
Le succès de la CMC était intense, car pour respecter les critères des croisières durables, elle était la seule compagnie maritime à avoir l’autorisation de transporter des passagers dans les eaux du MEP. Les touristes étaient donc sélectionnés par l’agence Voyages Asie Pacifique (VAP), première agence de tourisme au monde, dont des entrepreneurs calédoniens détenaient 20 %. Naturellement, les paquebots CMC combinaient en plus des passagers VAP une fonction cargo ravitailleur très compétitive entre les archipels du MEP.
Agriculture, industrie et universités
L’agriculture et l’aquaculture biologiques calédoniennes avaient largement profité de l’ouverture des routes maritimes de la CMC qui remontaient loin dans le Pacifique Nord. Non seulement la Nouvelle-Calédonie était en situation d’autosuffisance alimentaire, mais elle était devenue très largement excédentaire et exportait. Bourail, la capitale agricole, avait créé des bureaux commerciaux non seulement en Nouvelle-Zélande et en Australie, mais surtout au Japon, dans la Corée réunifiée, à Shanghai et San Francisco. Le sigle BBS (Bourail est Bon pour votre Santé) était connu dans le monde entier depuis 2050.
La capitale économique héritée de l’ancien VKP (Voh, Koné, Pouembout), était désormais connue sous l’acronyme de TKT. Anticipant un lagon envahissant, les populations attachées aux activités industrielles s’étaient installées sur l’industrieuse Transversale Koné Tiwaka. L’énergie électrique avait toujours été le goulot d’étranglement de l’industrie calédonienne, il n’en était plus un. Les industries de TKT étaient approvisionnées par le nouveau barrage de Yaté plus puissant que l’ancien et par le nouveau grand barrage d’Houaïlou.
D’ailleurs, l’électricité produite dans le pays était 100 % renouvelable. Chaque foyer calédonien était devenu électriquement autonome grâce aux révolutionnaires micro centrales solaires photovoltaïques et solaires thermiques misent au point dès 2040 par une équipe d’enseignants-chercheurs 100 % calédonienne, peu de temps après le déménagement de l’Université de Nouville vers le massif de Kaala Gomen pour y former l’Université de Nouvelle-Calédonie 1 (UNC1). Les recherches d’UNC1sur les photons et les applications de l’intelligence artificielle reçurent le Nobel. Elles furent à l’origine de percées technologiques décisives dans le stockage de l’électricité et son transport par des dérivées de la supra conduction. L’innovation photonique majeure des chercheurs d’UNC1 avait reposé sur le principe de l’aimant. Ses panneaux solaires magnétisent la lumière, les photons divergent de leur course initiale et convergent vers les cellules photovoltaïques et les miroirs, comme vers un trou noir, mais sans les problèmes de gravité.
L’autre percée d’UNC1, résultat du mariage de la thermodynamique à l’intelligence artificielle, avait engendré l’industrie du stockage infinie de grandes quantités d’électricité, l’intermittence solaire n’était plus un problème, le charbon était au musée. La vallée de TKT était celle des applications de l’électricité décentralisée, elle était celle de tous les entrepreneurs. Le mot chômage absent du vocabulaire, l’Institut des Statistiques avait inventé une nouvelle mesure : le taux de suremploi. Grâce à UNC1, la vallée de TKT était à l’image de son ancêtre, la Silicon Valley, une ruche innovante et facturant ses savoir-faire à ses propres usines off-shore en Afrique, en Inde et au Brésil.
Lorsque l’université spécialisée en droit, économie et lettres, UNC2, fut créée, elle s’implanta naturellement proche de l’Auteuil politique. C’est Païta qui fut choisie, commune politiquement exemplaire notamment pour le développement immobilier de son complexe portuaire : la création de Port-Dumbéa, (Dumbéa -sur-mer était sous la mer). Nous reviendrons plus tard vers UNC2 à propos de l’indépendance.
Mondialement connue, la sélection à l’entrée de première année d’UNC1 était de l’ordre d’un pour 2000 candidats, tout comme pour UNC2 et UNC3, la troisième université de Nouvelle-Calédonie.
UNC3, était spécialisée en biologie, flore et faune endémiques et située au milieu d’une immense région verte, vers Yaté, avec vue sur le lac en huit. L’ensemble du grand sud avait été gelé après la fermeture de sa mine. Pourquoi cette sœur quasiment jumelle de la malgache Ambatovy aura-t-elle fonctionné différemment, l’hydrologie ? Cela resta un mystère. UNC3 rayonnait grâce à son réseau international. Jumelée avec les universités de Manaus au Brésil, de Cayenne en Guyane, d’Antananarivo à Madagascar et de Maputo au Mozambique, UNC3 était la tête des programmes mondiaux d’observation de la survie des faunes et flores rares et/ou endémiques. Les théories et concepts qu’elle développait passionnaient la communauté scientifique mondiale, car, subventionnées par l’Agence Spatiale Européenne et la NASA, les applications de ses recherches sur l’homme étaient immédiates pour les programmes spatiaux de la grande migration martienne pilotée par l’ONU. Cette dernière analysait que le premier voyage vers Mars de 2075 avait transformé ses cosmonautes, originaires d’une abondante espèce endémique terrestre, en un rare taxon martien. UNC3 avait les outils pour les adapter, la chance de l’imprévu, CQFD.
La genèse endémique calédonienne appliquée à la conquête spatiale était éloignée d’une vétérotestamentaire manifestation de rouleurs qui en son temps avait été un cas d’école du « rebondissement sur l’erreur ». Elle transmuta la mine du nickel d’une étonnante manière : un cortège embouteillant accouchant d’une fortuité politique qui ne trouva pas ce qu’il cherchait, mais quelque chose qu’il ne cherchait pas ; jamais les camions n’auraient imaginé ce que fit ce qu’ils firent…
Nickel et indépendance
Excessive en 2015, la mine aurait tenté de prendre le pouvoir à la politique, en retour elle eut une politique qui se mêla plus que par le passé de la mine.
En effet, loin d’autoriser qu’une contestation dessinée sous la forme d’une dispute minière engendre diverses partitions ou scissions bariolées, complexes ou dramatiques : garniérite contre latérite, mer contre montagne, est contre ouest, nord contre sud, pauvres-riches, vert-orange, igname-avocats, crabe de palétuvier-crevette, gratte-pas gratte, roussette-cerf, taxe-pas taxe, piéton-camion, progrès-misère, calme-violence, etc…. Bref, une opinion ne faisant pas la loi, la population calédonienne pensa qu’une autre solution existait. Elle refusa les pleurs, les larmes, les éternels regrets et fit preuve de bon sens et de modération.
Calmement, elle considéra les troubles dont elle souffrit cruellement dans sa chair, elle les transforma en une opportunité et transcenda l’industrie minière. En réponse à la crise mondiale du nickel et au nationalisme des ressources, le paysage minier fut refondu : la société Mines et Métallurgies de Nouvelle-Calédonie (MMNC) fut créé — c’était le nouveau holding minier calédonien dans lequel l’État fut invité à hauteur de 15 % —, les rouleurs et mineurs se redéployèrent, le code minier fut fiscalement réadapté, les camions précisément pesés, les exportations disciplinées, le rapatriement de tous les revenus du nickel réorganisé, la ressource minière redistribuée par critères entrepreneuriaux détachés d’emprises historiques ou d’entrelacements de réseaux.
Parallèlement à la migration de la population nouméenne, la vieille usine du centre (tout comme celle du sud bien avant) fut démantelée pour diverses raisons : montée des eaux, santé publique (les études de l’École des Hautes Études en Santé Publique sur la santé des écoliers étaient devenues alarmantes), rentabilité et écologie du polder. Heureusement les coûts de déconstruction de l’usine et de l’évidage du polder avaient été provisionnés ! Et, un nouvel établissement hydrométallurgique fut construit à TKT, dans les buts réussis de mutualiser les réseaux d’électricité hydraulique utilisés par la pyrométallurgie de l’usine de Koniambo et de conserver deux usines, deux sources d’emplois majeurs dans l’archipel.
Dans le même temps, une fois que la société de services baptisée NC Off-Shore (NCOF), filiale de la MMNC eut ajouté à l’usine calédonienne de Posco en Corée deux usines calédoniennes en Chine et au Japon, le MEP, dont le siège était sur TKT, demanda au NCOF de développer l’industrie minière des pays membres. Son savoir-faire dans les montages off-shore permit de dupliquer des usines métallurgiques outremer dans l’aluminium, le cuivre, l’or, les métaux stratégiques…, en Inde, au Vietnam, au Japon, à Taïwan…, pour le compte des mineurs originaires du MEP, notamment la Papouasie Nouvelle-Guinée et les îles Salomon.
Nota bene, de nos jours le MEP poursuit le moratoire sur les mines sous-marines dans le Pacifique. De plus, grâce aux liens d’UNC3 avec Madagascar, bien que cette dernière ne fût pas membre du MEP, Antananarivo demanda le concours du NCOF pour réaliser sa première usine off-shore chez le premier aciériste africain au Kenya. NCOF fut rémunérée en cash et en participations minoritaires dans toutes ces usines.
Enfin, à la suite du rachat au mois de juin 2012 de l’antique LME, la bourse des métaux de Londres, par la bourse des métaux de Hong Kong (dont la Chine était l’un des propriétaires) les cotations déménagèrent de Londres vers Hong Kong, au HKME. Elles y étaient électroniques et non plus à la criée. Forte de la stature métallurgique internationale du NCOF, la Nouvelle-Calédonie s’était vu offrir deux sièges au HKME, elle présidait notamment le comité de surveillance de la formation des prix des métaux et de leurs stocks.
Vers 2060, la montagne avait suffisamment donné. La première étape de la Doctrine Nickel avait abondé un fonds souverain industriel et financier désormais prospère. La deuxième étape consista à ne conserver qu’une métallurgie réduite, mais spécialisée en métaux stratégiques sur TKT et à céder la métallurgie outremer. Une fois toutes les participations industrielles du NCOF vendues, le capital fut massivement réinvestit dans la modernisation de l’industrie touristique, le financement de la CMC et la mutation des vecteurs du progrès qu’étaient devenues UNC1, UNC2 et UNC3 vers des savoirs porteurs de nouvelles aventures entrepreneuriales.
Enfin, la grande migration ne figea pas une capitale culturelle : comment choisir un lieu entre l’intérieur des terres ou bien la mer ? Certes, le Centre Jean Marie Tjibaou migra vers les auteurs littéraires d’Auteuil, mais il fut choisi de construire quelques dizaines de centres culturels y compris dans les Îles Loyautés sous l’idée que la nature absorbe l’homme et non pas l’inverse.
Et l’indépendance dans tout cela ? Proche d’Auteuil, les débats entre étudiants et professeurs furent aussi intenses à UNC2 qu’au Congrès et au Sénat Coutumier. UNC2 avait piloté la mise en œuvre du MEP et en profita pour initier avec fougue de nombreux colloques : comment une nation est-elle indépendante ? Qu’apprendre du modèle d’interdépendances européen qui fort de ses réformes s’était étendu à l’Eurasie russe ? Indépendance et souverainetés : monnaie, justice, éducation, frontières, armée ?
UNC2 résumait, si l’indépendance est un tout, une globalité, une question rapide et simple qui ne nécessite pas d’explication approfondie pour comprendre (mais elle avait porté en elle un schisme calédonien), la notion de souveraineté plus complexe énonçait clairement ses propres limites dans les souverainetés à conserver ou à acquérir et celles que l’on préfère partager ou bien abandonner. Ces interdépendances expliquent leurs choix, elles réclament plus d’intelligences, plus de négociations et de dialogues avec le ou les partenaires de la souveraineté partagée, elle procure par conséquent plus de paix.
Consciente que le Nouvelle-Calédonie était déjà très largement autonome, UNC2 reprenait cependant souvent l’exemple du référendum écossais de 2014 : l’Écosse eut peut-être voté « oui » en masse si au lieu de l’indépendance, la question se fut portée sur quelques souverainetés, par exemple celle du pétrole. Auteuil fit confiance aux interdépendances en faisant confiance à l’intelligence qui, tout comme l’imagination, a les limites naturelles qu’elle s’impose. Quelques référendums sur des souverainetés eurent lieu. Par exemple celui de 2016 sur le nickel particulièrement performatif, puis ils s’espacèrent et tombèrent rapidement en désuétude tant les opinions se rapprochèrent et les interdépendances spontanément acceptées.
Enfin, ce débat trouva une fin de manière imprévue en 2032. Une ancienne lycéenne de Poindimié originaire de la jolie vallée de la Tchamba, docteur en droit et économie d’UNC2, devint Présidente de République Française. Née à la fin du XX siècle avec l’idée que sa génération devait « changer les choses sans radicalisation » et « décloisonner les idées destinées à faire peur » (sinon elle sombrerait dans les mêmes erreurs que la génération précédente), elle colonisa Paris avec sa culture « Politique Pacifique ». Cette dernière donna par la suite à chaque gouvernement français son lot de deux à trois ministres.
Voilà, fin de cette fiction quelque peu libérée… Outre que cela ne fait pas de mal, son dernier point est peut-être le moins incertain.