In Les Échos le 1/12/2009
L’idée importante qui émerge derrière l’inflation des prix des matières est la nécessité d’un peu d’intelligence économique dans la réflexion sur les matières premières.
L’intelligence économique offensive a été
créée par le négoce des matières premières, vous ne le pensez pas ?
Demandez aux spéculateurs romains sur le blé égyptien, aux importateurs
vénitiens d’épices asiatiques, aux hollandais de la Compagnie des Indes,
aux riziculteurs japonais de l’ère Tokugawa et son premier marché à
terme mondial, aux négociants français, aux marchands anglais…
L’intelligence économique offensive est consubstantielle au trading des
matières car l’exploitation d’informations privilégiées n’est pas un
délit lorsque vous prenez une position sur le palladium, sur le gaz
naturel ou bien sur le caoutchouc…
A l’inverse l’industriel, sauf exception, est généralement inactif lorsqu’il réfléchit aux matières et se contente du prix. Une démarche intelligence économique à propos de ses approvisionnements lui permettrait pourtant de renouveler ses objectifs stratégiques et après une veille, une analyse, une synthèse de l’information, de passer à l’action. Les entreprises qui ne prêtent pas garde à ses défis laissent les fournisseurs de rang 1 ou 2 se charger de la gestion de ces risques arguant qu’en cas de pénurie les pénalités inscrites au contrat rembourseront la perte d’exploitation. A voir.
En ce qui concerne les nations, des
gouvernants plus que d’autres sont rentrés dans ce processus
d’intelligence économique offensive.
Prenez par exemple un pays qui n’a pas encore atteint le taux de 50% de
population citadine et qu’il décide comme objectif stratégique de le
porter à 70-80%. Mettez vous un instant à sa place lorsqu’il doit gérer
8-10% de croissance annuelle. Il décide de construire des villes et
banlieues verticales plutôt qu’horizontales sinon comment nourrir sa
population de manière durable s’il empiète sur les terres cultivables
proches des villes. Puis il regarde les matières dont il dispose chez
lui ; il évalue ce que ses voisins accepteront de lui vendre ou
d’échanger tout en constituant des stocks stratégiques lorsque les prix
des matières s’écroulent comme en 2008.
Puis il se renseigne sur l’état des marchés et rapidement il s’aperçoit que nourrir sa population restera un problème ; qu’il est en compétition pour devenir le premier consommateur de métaux industriels et de construction ; qu’il est déjà presque le premier consommateur d’énergie fossile, autosuffisant dans l’une mais pas dans les autres ; qu’il va se heurter à la négociation de Copenhague et donc qu’il sera très tenté par l’uranium, l’hydrogène ; qu’il veut pouvoir échanger librement dans un avenir proche lithium, thorium, terres rares… contre d’autres matières ,des biens et des services. Ultime perspective, la stabilité du pays doit à tout prix être conservée au cours de cette grande mutation. Vaste programme.
Mais le pire c’est qu’il n’est plus seul dans cette course. D’autre pays partagent la même vision stratégique des matières premières. Et selon ces derniers voici quelques fondamentaux des marchés :
- notre agriculture est mal à l’aise et soudainement, tandis qu’un important pays producteur agricole se désorganise nos voisins nomment des coordinateurs nationaux matières premières sans nous avertir et ils louent des terres agricoles en Afrique ;
- les ressources naturelles nationales de subsistance permettent l’autosuffisance, nous les considérons secondaires mais d’autres pays nous envient car chez eux elles y sont insuffisantes ;
- l’apparition d’une bulle spéculative sur les denrées alimentaires déstabilise un important pays fournisseur de notre industrie ; nos ressources halieutiques ne sont pas encore recensées que des bateaux étrangers les épuisent déjà ;
- des voisins développés protègent l’accès à d’anciens minéraux -fer, charbon, nickel, cuivre…- tandis que d’autres nations en développement affermissent une postures de futurs exportateurs de terres rares, lithium… ;
- pour raison d’état des territoires deviennent interdits aux mineurs étrangers ;
- des secrets d’affaires commerciaux deviennent soudain des secrets d’états ;
- des marchands de minéraux sont soudainement emprisonnés ;
- les importations d’un petit métal indispensable aux alliages militaires deviennent un souci ;
- un pays endetté n’a plus d’autre choix que de céder à un fonds souverain étranger des matières premières indispensables à nos industries ;
- les géologues nous informent que les découvertes de grands gisements de minéraux sont terminées, les plus riches et plus faciles sont déjà connus, exploités voire épuisés et partout les coûts de production miniers se sont envolés ;
- un gouvernement voisin décide de coordonner les investissements internationaux de ses trois pétroliers géants ;
- nos stocks stratégiques sont bons mais la situation d’un voisin fait frémir car récemment ses exportations d’énergies structurant son économie et ses alliances internationales sont mises à mal par des nouveaux venus ; un pays anciennement hostile se transforme en allié et nos territoires lointains sont riches mais sous évalués, parfois dépeuplés ;
- nos derniers prévisionnistes experts sont retraités, nos énergéticiens sont présents et à jour mais nos géologues, nos mineurs expérimentés ont disparu ; nos alliances politiques imposent des restrictions de nos mouvements ; ce qui est stratégique pour nous ne l’est pas nécessairement pour l’autre et vice versa…
Bref, nous sommes dans le Grand Jeu Nouvelle Génération. La première étape de l’intelligence économique offensive est l’identification stratégique. A quand un livre blanc des matières premières ?